Extrait :
La mouette
J'ai toujours su que ma vie n'avait tenu qu'à la volonté d'une infirmière autrichienne et à la charité d'un ivrogne sur une plage du Kyongsangdo. Les traits rongés par l'alcool de l'homme et les yeux bleus délavés de l'infirmière avaient dans mes rêves effacé jusqu'au visage de ma mère.
Derrière mon front plissé, je recomposais les traits maternels. Un puzzle terrible, friable comme une sculpture de terre glaise desséchée. Quand le visage se tenait enfin, tout en ombres et méplats, ma mémoire le caressait, si beau, si doux, mais l'arête du nez s'effondrait, les pommettes happées par le gouffre s'évanouissaient en poussière, ne laissant dans mon esprit qu'un tas de poudre rouge.
Les larmes me montaient à la gorge et je refoulais les vagues d'images qui m'assaillaient. Le claquement des tiroirs, les rires familiers des infirmières, balayette en main : «Encore un, cette fois c'était Kim, un brave homme, ce Kim. Il est libre maintenant.» Leurs voix aigrelettes se perdaient dans les dédales de couloirs, couvertes par le vacarme des seaux sur le carrelage. Leurs mots incompréhensibles avaient l'étrange pouvoir de me poursuivre le soir sous la couverture. Je croisais mes mains sur la nuque et écrasais mes tempes sous mes coudes jusqu'à ce que le sang assombrisse mes pupilles, tentant vainement d'interrompre ce défilé de visages et de paroles. Je fermais les yeux. Mes cauchemars s'achevaient, noyés dans l'odeur d'antiseptique. Je retenais ma respiration. Les voix reprenaient. «Que Dieu l'enveloppe de Sa grâce.» Puis, une porte s'ouvrait. Un flot de lumière se déversait. L'éblouissante étendue de la mer à perte de vue, les rochers et les paniers à crabes émergeant des eaux, me ramenaient à mon histoire, mon histoire à moi et mes rêves de liberté.
Présentation de l'éditeur :
Peut-on échapper à son destin quand on naît sur une île mystérieuse où les plages sont faites de barbelés ?
Aux lendemains de la guerre de Corée, une petite fille va apprendre la rage de vivre, celle qui va lui permettre d'échapper à sa condition : née de parents lépreux, mais déclarée saine, elle va s'enfuir de l'orphelinat où elle a été enfermée. Et le long apprentissage qu'entame Seungja va endurcir davantage son coeur déjà meurtri, à l'image d'un pays dévasté. Adoptée, elle va changer d'identité et se retrouver dans le microcosme de la haute société de Séoul, après avoir gagné sa liberté dans les bas-fonds de la campagne au service d'un boucher de chiens. Ses origines sont désormais loin derrière elle, et, pourtant, elle semble marquée à jamais...
«Juliette Morillot parle avec justesse de l'exclusion et de la honte liées à la maladie, et dessine une libération où la violence est expiatoire et exutoire.»
Nathalie Six - Femmes
Texte intégral
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