Extrait :
1925
Depuis longtemps, Maurice Poudevigne n'employait plus de mouchoir, il se torchait le nez de ses doigts. Ce jour-là, il se frotta donc les yeux avec le dos de la main pour mieux discerner ce qu'il voyait à cent pas de lui : le clocher octogone de Venteuges ; les maisons bâties de granit inusable, coiffées de tuiles rouges retenues par des pierres contre les violences de la burle, ce vent du nord qui, dans ses fureurs, fait reculer les locomotives. L'auberge-épicerie sans enseigne tenue par les soeurs Albaret, surnommées Pachettes ; mais on avait une idée de son commerce aux placards publicitaires collés aux vitres : Chocolat Menier, Chicorée Leroux, Byrrh, Dubonnet. Ces vieilles filles vendaient donc à boire et à manger. De toute leur vie, aucune n'avait trouvé un chien qui voulût d'elle ; on les disait «aussi laides que sept culs tournés l'un vers l'autre», ce qui n'est pas en effet un spectacle très artistique.
Il vit la fontaine-abreuvoir - la bédouire - où deux grandes fillettes remplissaient leurs cruches. La mode des robes et des cheveux courts n'avait pas encore atteint Venteuges ; mais les jupes, achetées longues à dix ans, raccourcissaient à mesure que grandissaient leurs porteuses ; de sorte que ces deux-là montraient bien leurs mollets. Et leurs chevilles dans des sabots à bâillement sous la bride de cuir. Sabots de parade, sabots de sabotier, non point ouvrage grossier comme les paysans avaient coutume d'en produire. Les cheveux de l'une tombaient en pluie dans son dos ; ceux de l'autre étaient tressés en une sorte de queue de vache pareille à celle que montrait la gamine du chocolat Menier. Elles regardèrent Poudevigne avec l'innocence de leurs quatorze ans, puis détournèrent les yeux, quasi effrayées de sa mine étrange. De cette barbe qui lui mangeait la figure jusqu'aux yeux; de cette casquette à visière vernie ; de la musette énorme dans l'échiné, de la vareuse bleu horizon, du pantalon de toile à rayures, des brodequins difformes.
Il revenait dans un pays de pierre. Les maisons étaient faites de pierres bises, scabreuses comme les sentiers, sous les dorures trompeuses des lichens ; liées entre elles par du granit pourri, un mélange d'argile et de sable qu'on appelait «roc-mort» ; leur sol était de pierre, larges dalles sur quoi les sabots sonnaient creux comme le xylophone ; quelquefois une partie de la toiture, au moins celle des églises ; et une autre de l'ameublement. Des croix de pierre se dressaient aux carrefours. Trois formaient un calvaire au-dessus de Venteuges. Des bornes éclatées jalonnaient les routes pour indiquer leur tracé, l'hiver, quand elles disparaissaient sous les congères. Devant les portes, des vieux aux visages de pierre méditaient. La pierre était partout, jusque dans les lentilles des soeurs Pachettes. Et les fromages devenaient si durs avec le temps qu'on devait parfois les ouvrir au marteau et au coin, comme le rocher.
Présentation de l'éditeur :
« Après avoir été un autre, un guerrier, un combattant de la boue, un prisonnier, un frère convers, un domestique, un juif errant, il se sentait redevenir lui-même, Maurice Poudevigne, agriculteur à Combret. Au crépuscule, il sortit dans le village. Il rencontra du monde. Tous s'étonnaient en le reconnaissant, on le croyait mort, son nom était écrit à l'église de Venteuges sur la liste des glorieux soldats tombés pour la France. » La Terre, omniprésente dès l'enfance du petit Maurice, qui doit quitter les bans de l'école communale au moment des moissons. La terre de la famille Magne, dans le département voisin, où il va travailler comme faucheur saisonnier. La terre des tranchés, où il est fait prisonnier en 1916. La terre, celle d'Allemagne, en pleine Forêt-Noire, où il devient fabricant de cercueils, sensible au charme de la jolie Erika dont le mari est au front. Et enfin, sa terre natale, qu'il retrouve après sept années d'errance, où il fera venir Erika qu'il épousera, et où il mourra en fauchant l'herbe comme on décapite ceux qui font l'Histoire en défaisant la vie des hommes.
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