Extrait :
La première fois que Cora entendit le nom de Louise Brooks, elle attendait la fin d'une averse dans une Ford T garée devant la bibliothèque municipale de Wichita. Si Cora avait été seule et avait eu les mains libres, elle se serait peut-être élancée à travers la pelouse pour gagner l'escalier de pierre de la bibliothèque. Mais ce jour-là, avec son amie Viola Hammond, elles avaient passé la matinée à faire du porte-à-porte dans leur quartier afin de collecter des livres pour la nouvelle salle de lecture dédiée aux enfants, et le fruit conséquent de leurs efforts se trouvait à l'abri, et au sec, dans quatre caisses sur la banquette arrière. Cet orage ne durerait pas, et elles ne pouvaient pas prendre le risque de mouiller leur butin.
Et puis, songea Cora en contemplant distraitement la pluie, ce n'était pas comme si elle avait autre chose à faire. Ses garçons étaient déjà partis travailler pour l'été dans une ferme à la sortie de Winfield. À l'automne, ils iraient à la faculté. Cora cherchait encore ses marques dans la quiétude, et la liberté, de cette nouvelle période de sa vie. Désormais, lorsque Délia avait terminé sa journée, la maison restait propre longtemps après son départ, sans empreinte de boue sur les sols ni disques éparpillés autour du phonographe. Il n'y avait plus de chamailleries à arbitrer pour savoir qui prendrait l'automobile, ni de match de tennis à aller applaudir au club, ni de dissertation à relire et porter aux nues. Le garde-manger et le réfrigérateur restaient pleins sans qu'il y ait besoin de faire des courses quotidiennes. Et ce jour-là, puisque Alan était au travail, Cora n'avait aucune raison de se hâter de rentrer.
- Je suis contente qu'on ait pris votre auto plutôt que la nôtre, observa Viola en ajustant son chapeau - un ravissant turban tout en rondeurs, orné sur le devant d'une plume d'autruche recourbée. On prétend que les voitures couvertes sont un luxe, mais pas un jour comme aujourd'hui.
Cora adressa à son amie un sourire qu'elle espérait empreint de modestie. Non seulement la voiture était couverte, mais elle était également équipée d'un starter électrique. La manivelle n'est pas une affaire de dames, clamait la publicité - mais Alan reconnaissait qu'il n'éprouvait, lui non plus, aucune nostalgie des tours de manivelle.
Viola se retourna et contempla les caisses de livres sur la banquette arrière.
- Les gens ont été généreux, approuva-t-elle. (Viola était de dix ans l'aînée de Cora, elle avait les tempes déjà grisonnantes et elle parlait avec l'autorité que lui conféraient ses quelques années en plus). La plupart, du moins. Avez-vous remarqué que Myra Brooks n'a même pas daigné nous ouvrir sa porte ?
Non, Cora ne l'avait pas remarqué. À ce moment-là, elle frappait aux portes sur le trottoir d'en face.
- Peut-être était-elle absente ?
- J'ai entendu le piano. Elle n'a même pas pris la peine de s'interrompre lorsque j'ai frappé. Je dois reconnaître qu'elle joue très bien.
Présentation de l'éditeur :
Wichita, Kansas, 1922. Sur le quai de la gare, deux femmes s'apprêtent à partir pour New York. L'une va rejoindre son destin, l'autre ses origines. Louise Brooks a 15 ans. Effrontée, sensuelle, rebelle, elle rêve de théâtres, de clubs de jazz, d'hommes et surtout de liberté. L'apprentie danseuse arbore déjà la frange bien découpée qui fera d'elle une icône du cinéma muet. Cora a vingt ans de plus et des principes plein son corset. Des secrets, aussi. Ce rôle de chaperon que lui ont confié les Brooks, elle ne l'a pas accepté par hasard...
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