Extrait :
Stamboul, novembre 1918
La maison avait été fouillée de fond en comble, les dizaines de pièces passées au peigne fin, même l'aile réservée aux hommes, sans oublier les cachettes préférées d'Ahmet au jardin. Rien à faire, son fils restait introuvable. Leyla porta les mains à sa poitrine comme pour empêcher son coeur de s'en échapper.
Le treillage serré de fines lattes en bois masquant ses fenêtres tamisait la luminosité blafarde des matins de brouillard et d'embruns. Au-delà du mur d'enceinte qui protégeait sa demeure, elle devinait la ville prisonnière de ces lueurs d'opale où se fondaient les pointes des minarets et les silhouettes évanescentes errant parmi le dédale du vieux Stamboul. On s'y égarait tout aussi aisément en plein jour, par un soleil radieux.
Ahmet, mon petit, où es-tu ? Sa gorge était sèche, ses tempes douloureuses. Son angoisse n'était pas infondée. Elle naissait de cette ville fébrile, soumise à des incendies ravageurs et des tremblements de terre que n'épargnaient ni une nature indocile ni la rapacité des hommes. Une cité à nulle autre pareille, convoitée depuis des siècles, jusqu'à aujourd'hui même. Et c'était bien ce qui l'effrayait tout particulièrement. Un frisson la parcourut et sa vieille servante lui recouvrit aussitôt les épaules d'un châle. Deux femmes la contemplaient debout, le visage blême. Des domestiques qui avaient failli à leur tâche.
- Nous sommes désolées, Leyla Hanim, murmura d'une voix éplorée l'ancienne nourrice d'Ahmet qui veillait désormais sur sa soeur, la petite Perihan, de deux ans sa cadette.
Leyla leva une main pour couper court aux jérémiades. Elle devait réfléchir. Elle ne doutait pas une seconde que son fils s'était échappé pour aller voir les bâtiments de guerre des Alliés qui venaient de jeter l'ancre dans le Bosphore. Tout Stamboul bruissait d'indignation depuis l'intrusion de ces infidèles anglais, français, italiens et même grecs, l'humiliation suprême. Mais les Ottomans avaient perdu la guerre. L'armistice avait été signé avec les Anglais le 30 octobre. Il avait fallu de longues années pour conclure cette Grande Guerre, or les Turcs, eux, se battaient depuis bien plus longtemps encore. À contempler les réfugiés accueillis dans les cours des mosquées depuis qu'elle était enfant, ces familles chassées des marches d'un empire en déliquescence, il semblait à Leyla que son peuple n'en finissait pas de souffrir.
- Je dois aller à sa recherche, déclara-t-elle en se levant.
- Vous, Leyla Hanim ? s'exclama sa fidèle Feride.
- Il n'a que sept ans et je suis sa mère.
Tandis qu'elle se dirigeait vers la pièce d'eau, on s'empressa de rouler les couvertures en soie et le matelas étendus chaque soir sur le tapis en guise de lit. Une servante l'aspergea d'eau fraîche, avant de lui frotter vigoureusement le corps et de tresser ses cheveux. Des pensées folles agitaient Leyla, qui cherchait à se rassurer. Ahmet était impulsif, tout le contraire de son père, mais intelligent et autonome. Il ne parlerait pas à des étrangers et ne suivrait pas un inconnu dans la rue. Une fois sa curiosité satisfaite, il reviendrait à la maison. Mais trouverait-il son chemin ? La ville était un labyrinthe. Bien qu'elle y fût née, Leyla la connaissait mal, elle s'y aventurait rarement et jamais seule. Les femmes comme elle, éduquées à la maison puis mariées jeunes, régnaient sur un univers clos de murs. L'extérieur présentait à leurs yeux un double visage, attirant et redoutable. Un sentiment d'impuissance la saisit à la pensée de son petit garçon lâché dans ce monde hostile dont elle ignorait les usages. (...)
Biographie de l'auteur :
Theresa Révay est née à Paris. Après des études de lettres, elle s'oriente vers la traduction de romans anglo-saxons et allemands. Son premier roman historique, Valentine ou le Temps des adieux, paraît aux éditions Belfond en 2002, suivi en 2005 de Livia Grandi ou le Souffle du destin. Sa prédilection pour l'Histoire la conduit à s'intéresser aux déchirements de familles européennes confrontées aux épreuves d'un xxe siècle tumultueux.
Dans La Louve blanche et Tous les rêves du monde parus chez Belfond, elle retrace le destin des Russes blancs et des résistants au nazisme entre Paris et Berlin, des années 1920 aux années 1950. On y retrouve la documentation rigoureuse et le souffle romanesque qui lui permettent de s'imposer aujourd'hui comme l'une des romancières majeures de grandes fresques historiques, et d'être publiée dans de nombreux pays.
Après Dernier été à Mayfair (Belfond, 2011), L'Autre Rive du Bosphore a paru en 2013 chez le même éditeur et a reçu le prix du roman historique Historia 2014.
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