Extrait :
Je connais peu les affaires des hommes. Pourtant je savais, ce matin-là, sur ce chemin tranquille de l'île d'Yeu, que quelque chose ne tournait pas rond.
Maniola jurtina, papillon de mon état, de la famille des Nymphalidae. Vous avez sûrement déjà croisé mes ailes fauves, marron et orange, sur les routes de campagne. Du vaste monde, ce jour de juin, je ne connaissais encore que les pierres du petit muret, là-bas, à côté du vieux fourgon Citroën. J'étais né deux jours auparavant. Voyez-vous cet amas de poussière enrobé de toiles d'araignée, à côté du lierre ? C'est ma chrysalide qui sèche. À cette époque, je ne m'étais pas encore aventuré près de la maison aux parfums d'épices au fond du jardin. Mon exploration s'était limitée aux mûriers près de la barrière ; Apéliote, le vent du sud-est, m'avait soufflé qu'au-delà de la boîte aux lettres rouillée le petit chemin mène à la plage. Alors, quand j'ai senti cette vibration étrange qui chatouillait mon envol, je me suis d'abord dit qu'elle venait de l'océan. Puis je l'ai vue. Celle que nous attendions tous.
Une femme, très mince. Fragile, presque. Son vélo grinçait un peu mais rien n'expliquait ce qui flottait autour d'elle : une musique, non, un rythme, de plus en plus puissant à mesure que j'étais happé dans son sillage. On disait que la mort d'un papillon l'avait tant et si bien émue qu'elle en avait changé la trajectoire de sa vie. Je virevoltais autour d'elle. Le parfum suranné de son cardigan, la laque poivrée qui figeait ses cheveux blancs, l'éclat fané d'une petite émeraude sur son cou tacheté me le soufflaient tous : elle était vieille. Était-ce bien elle ? Les hommes ont-ils la main sur leur destin, à un si grand âge ? Mais j'oubliai soudain ces questions, j'avais compris ce qui bouleversait ce matin ordinaire : le battement de son coeur.
Un battement si fort et si rapide et si peu en accord avec cette route tranquille. Les yeux rivés sur la maison blanche, elle s'arrêta et posa délicatement son vélo contre le vieux mur. Puis, la tête droite, elle poussa la petite barrière en bois bleu. Elle s'avança sur les dalles de pierre qui zigzaguaient entre les pots fleuris. À mesure qu'elle approchait de la maison, une symphonie de casseroles allait crescendo, et le vacarme de son coeur augmentait. Je papillonnais comme un fou. Derrière des arbustes, elle découvrit l'entrée. Elle était grande ouverte.
La porte était retenue par une vieille chaise, sur laquelle étaient posées des bottes d'enfant en caoutchouc. Le sol scintillait et dégageait une odeur de pin. La femme frappa à la porte, mais le bruit se perdit dans le tintamarre des cuivres. Alors elle agita ses cils couleur de Demi-Argus, reprit son souffle qui se perdait et dit enfin :
- Bonjour, excusez-moi, il y a quelqu'un ?
Les casseroles se turent, des pas résonnèrent sur le carrelage et la poitrine de ma belle sembla tout à coup contenir un dieu en colère. Je volai à tire-d'aile me cacher dans l'ombre d'un volet bleu : qu'était-elle venue faire en ce lieu qui promettait tant de violences à son coeur fatigué ?
Présentation de l'éditeur :
À soixante-treize ans, Jacqueline découvre que son cœur en a dix-sept et abandonne tout, décidée à remonter le temps vers les promesses de sa jeunesse. Marcel, son époux délaissé, affronte la descente de la Loire et toutes les rivières de l'enfer pour partir à sa recherche. Leurs chemins croisent ceux de Paul, ancien prêtre et amateur astronome, fasciné par une étoile morte à l'aube du monde, et de Nane, aristocrate gouailleuse et rebelle, qui panse les plaies des âmes en peine avec les douceurs de l'Île-d'Yeu. C'est auprès d'elle que Jacqueline fera le plus beau des apprentissages : celui de la liberté. Ils ont trois cents ans à eux quatre, et leur aventure commence tout juste. Tissée de poésie, d'espoir et de lumière, l'histoire de gens ordinaires qui découvrent qu'il n'est jamais trop tard pour devenir soi-même.
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