Extrait :
Famous Blue Raincoat
C'est l'histoire d'un retour qui dura des années, mais de hasards, aussi, qui se rejoignent à travers les siècles et les continents.
À Hiroshima, les hommes, les maisons, la végétation, tout s'était embrasé, la chaleur avait incendié, liquéfié le paysage et les radiations agissaient en silence - poursuivant leur avancée d'année en année. Dans la désolation générale, un seul arbre se dressait, vainqueur malgré ses branches nues car debout quand tout gisait, car entier quand tout éclatait. A 1130 mètres de distance de l'épicentre, 1370 mètres, à 1420 mètres, 1650, 1780, à 2 160 mètres - devant un temple, dans un jardin - deux cents ans d'âge - devant une usine et protégé de ses hauts murs, devant une école, non loin de la gare, d'un pont, devant un autre temple, les ginkgos, longuement expérimentés dans la survivance, ayant résisté, dit-on, aux cataclysmes de la préhistoire et vécu des époques que nul homme n'a connues, les ginkgos résistèrent quand tout mourait autour d'eux et furent les premiers à se couvrir de feuilles au printemps d'après la bombe. Les premiers arbres à revivre.
On rebâtit le temple de Hosen-Ji autour d'un ginkgo qui avait failli être abattu. Et les gens viennent aujourd'hui inscrire sur l'arbre leurs espoirs de paix.
Nous survivons ou tentons de survivre - je regarde la photo que je ne pourrai jamais prendre, celle que j'essaie d'atteindre, en noir et blanc, qui serait définitive et qui rendrait les autres - du moins les miennes - inutiles. L'utopie d'un ginkgo disparu, qu'on aurait voulu détruire ou déplacer avant de décréter qu'il fallait le garder et tout refaire autour de lui.
La photographie que je regarde comme si elle devait m'indiquer le chemin des miennes désigne le passé - et pourtant je la vois comme l'annonce de ce qui doit venir. Je travaillerai, je vivrai au futur. Jamais le passé ne me rattrapera - quant au présent, il n'existe pas.
C'est une rue de Paris assez large qui dessine un tournant. Les trottoirs et la chaussée sont vides aussi loin que porte le regard. Des immeubles serrés les uns contre les autres, la densité des habitations mais le calme aussi, celui d'un petit matin peut-être. J'avais éprouvé une sorte d'angoisse, la première fois que j'avais vu cette photo, l'impression de pénétrer dans un temple interdit - celui du ginkgo ? -, de contempler une scène qui ne m'était pas destinée. Une scène du passé. De l'avenir. J'étais devant l'écran de mon ordinateur, travaillant à mes images, quand j'avais éprouvé le besoin de voir autre chose. Internet. Google. Inscrivant quelques mots et regardant la moisson du moteur de recherche qui devenait la mienne, cette rue vide, donc, d'un Paris qui n'existait plus ou n'avait jamais existé, la captation d'un instant inconnu. Même les arbres semblaient appartenir à une autre époque. Le ciel dominait, incertain, une scène qui venait se perdre dans les brumes, les façades semblaient se fondre dans le temps.
Présentation de l'éditeur :
À Paris, dans le café où elle a l'habitude d'aller, la narratrice entend une chanson qui la plonge dans le souvenir d'une histoire, le souvenir de sentiments auxquels elle croyait avoir renoncé. Photographe, elle est aussi dans un moment de perte d'inspiration. Une rencontre imprévue la replonge dans les affres de l'amour, en même temps qu'elle lui ouvre de nouvelles pistes de réflexions artistiques. La création et la vie se mêlent, l'une servant l'autre. Mais l'équilibre ne risque-t-il pas de s'inverser en cours de route ?
«Quand la réalité devient trop cruelle, trop dure, je choisis un morceau que j'aime et je plonge dans un océan familier, les guitares électriques, la batterie soulignent le rythme de ma nage, rien d'autre n'existe, ni ceux qui m'ont blessée ni ceux qui pourraient adoucir le sort, rien que la voix de quelqu'un qui me raconte sa vie, une histoire qu'il ou elle a vécue, ou qu'un ami, une amie lui a racontée, une scène à laquelle il ou elle a assisté.»
Cécile Wajsbrot est née à Paris en 1954. Elle partage son temps entre son activité d'écrivain et celle de traductrice de l'anglais (notamment Les Vagues de Virginia Woolf), de l'allemand (Gert Ledig, Marcel Beyer). Depuis une dizaine d'années elle vit à Paris et Berlin. Conversations avec le maître (2007) et L'Île aux musées (2008) sont les deux premiers romans du cycle Haute mer dont elle poursuit l'exploration avec Sentinelles (2013). Attirée par la musique et par le son, elle écrit des fictions radiophoniques, notamment pour France Culture, et est l'auteur du livret d'un poème musical, Nachtkreis, composé par Frédéric Pattar, dont un fragment a été donné dans le cadre du Festival d'Automne 2012.
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