Extrait :
J'avais quinze ans et je ne voulais pas mourir sans avoir fait l'amour et la Résistance, mais c'était bien plus facile de tuer un soldat allemand qu'une obsession sexuelle.
Il y avait soixante camions et je ne sais combien de bagnoles à gazogène pleins à ras bord de gars et de matériel. Les camions étaient poussifs, mais les poitrines cognaient si fort et les gorges sous les drapeaux chantaient tellement que les moteurs semblaient marcher à l'enthousiasme.
En traversant Vieille-Brioude réveillée par l'événement, j'ai aperçu les grands-parents qui se tenaient sur le pas de la porte. Anna et Léon, nés l'un en Lettonie, l'autre en Biélorussie, applaudissaient en Auvergnats cette longue colonne de maquisards motorisés qui transportaient leurs fils et leurs petits-fils, sang pogromisé et chair de victime, vers l'ultime étape de la francisation.
Moi, je m'étais toujours senti plus français que juif, mais aussi bien plus rouquin que français et juif. J'étais un rouquin-français-juif de parents divorcés-citadins transplanté-analphabète-et-paysan ; un vrai poil de carotte sans vraie famille, mais avec des familiers. Et, parmi les plus familiers, il y avait mon frère Claude, ma soeur Evelyne, le René et le Père Tavernier, la Mère Yvonne, le gars Bébette et la soeur de René Raymond. Dans le temps, il y avait eu ma mère : dans le présent, il y avait mon père. Mais, comme ils étaient séparés par les sentiments et l'Occupation, ça ne faisait pas une famille.
À Groutel, j'avais souffert de mes cheveux rouges, j'étais un dépigmenté, un poil de brique, un maudit petit rouquin qui avait pris le soleil à travers une passoire. À Melun, j'eus à faire face à ceux qui me reprochaient - et c'étaient généralement les mêmes -ma rouquinerie et ma juiverie. Chez les Bongrand, le poil avait de nouveau primé ; eux, ils ne savaient pas que j'étais juif, mais ils voyaient que j'étais rouge. Et, quand le Marcel ou l'Albert rentrant des champs s'attablaient en disant : «Dis donc, la mère, on se taperait bien un coup de rouquin», je me sentais visé et je l'étais. Chez les Tavernier, j'avais souffert de quoi, au juste ? D'un peu de tout et de tout à fond : poil, coeur, sexe, race, religion, terreur vitale et péché mortel. Un cocktail qui vous saoule à la fois la petite enfance et l'adolescence. Difficile de s'en tirer lorsqu'on a trinqué comme ça si tôt avec la vie et fait tinter contre elle son verre qui s'est brisé. On en voit de ces enfants ivres de coups du sort traîner leurs angoisses à travers le temps, le long des êtres et des buffets. Moi, je m'en suis assez bien sorti. J'ai eu la chance d'entrer dans le monde adulte avec une enfance fêlée mais pas cassée et une volonté farouche de vivre à chaque instant.
Comme il me fallait rattraper tout ce temps perdu où j'avais souffert de ma naïveté et de la certitude des grands, je me suis mis à courir après le bonheur pour me le fourrer dans le coeur et dans la poche. Ce bonheur, je me le suis gardé sous la main et je l'ai senti bouger et je l'ai serré jusqu'à l'étouffer pour qu'il ne s'en aille pas. Bien sûr qu'il est parti, mais il est aussitôt revenu, parce que, lui comme moi, on n'a jamais pu se passer l'un de l'autre. Bonheur, malheur, la vie, la mort, l'argent, la fauche, tout ça c'est poison et antipoison, mais quand on est petit et seul on se laisse refiler la rage et on peut en crever parce que personne n'est là pour vous dire que le vaccin existe. Moi, mon vaccin, c'était de penser au bonheur et lorsque j'y pensais, à ce bonheur de mes vingt ans, je voyais toujours la même image devant mes yeux extasiés : un homme, moi, une femme, la mienne. Elle et moi : tout nus, assis, sereins, autour d'une table de cuisine et mangeant silencieux, avec la même fourchette, des spaghettis très chauds qu'on tirait, elle pour moi et moi pour elle, d'une grande marmite d'émail orange. Grâce à cette vision de ma vie d'adulte, matériau simple, ô combien ! je me suis sans cesse reconstruit quand j'étais écroulé.
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