Extrait :
Extrait de la préface de Pierre-Emmanuel Dauzat :
Le beau désespoir de Branimir ćepanović
Ainsi tu te nourriras de la mort
qui se nourrit des hommes
et, morte la mort,
plus rien ne meurt.
Shakespeare
LONGTEMPS JE me suis demandé si «le dormeur du val» a vraiment «deux trous rouges au côté droit», même s'il est vrai que «les parfums ne font pas frissonner sa narine» après qu'il a connu le «trou de verdure où chante une rivière, accrochant follement aux herbes des haillons / d'argent». De même, le Père Ubu ne m'a jamais tout à fait convaincu avec son mémorable «En Pologne, c'est-à-dire nulle part». Sans doute aurait-il mérité de pousser son voyage jusqu'à un autre cercle de l'enfer dantesque centre-européen : la Serbie et le Monténégro, dignes provinces de la Cacanie. Un chapitre manque à son enfer.
C'est à ces lacunes de l'imaginaire géographique et littéraire de l'Europe que la littérature serbo-croate s'est employée à porter remède. Au-delà de Jarry et de Rimbaud, nombreux sont en vérité les écrivains serbo-croates qui, depuis Ivo Andric et Miroslav Karleja jusqu'à Zivko Cingo et Vidoslav Stevanovic en passant par Milos Tsernianski et Alexandre Ti ma, auraient pu nous initier au dépaysement nécessaire à la découverte de la littérature centre-européenne contemporaine. Chez eux, en effet, on aurait pu apprendre que les jeux de la haine et de la nécessité sont plus inépuisables encore que les marivaudages qui nous sont plus coutumiers dès lors qu'il est question des «usages de l'homme». Issu de cette tradition, le scénariste et écrivain Branimir ćepanović, dont La Bouche pleine de terre est le troisième livre, est né en 1937 à Podgoritsa, quand l'Europe, vouée à ce que l'historien Peter Gay a appelé la «culture de la haine», était sur le point de se suicider une nouvelle fois. De la grande lignée de ces prédécesseurs issus de la Cacanie et adeptes de l'épopée, ćepanović garde le sens épique, même s'il est moins tenté qu'eux par le grand roman en prose et plus enclin à renouer avec la vigueur rustre et primitive des chants homériques. Car c'est à cette aune qu'il faut mesurer l'entreprise littéraire, déjà presque légendaire, de ćepanović.
L'intrigue est simple : quelques mots de latin ont suffi à faire d'un homme un cancéreux condamné à mort, qui entrevoit déjà les effets de la déliquescence physique sur son intégrité, un Ulysse soudain épris d'Ithaque. Il veut rejoindre son Monténégro natal, le soleil «de la montagne fière», en l'occurrence «la haute cime blanche de la Prékornitsa» où il a rendez-vous, comme il se doit, avec la mort. Il s'en va y chercher l'arbre qui l'attend, tel Judas son tremble : un Fagus, a-t-il décidé en bon latiniste, comme pour faire oublier à son lecteur qu'un Fagus est un hêtre et que la hêtraie de Buchenwald autour du chêne de Goethe et de ses pendus reste un des hauts lieux du crime et de la haine en Europe.
Présentation de l'éditeur :
«Contemporain du malheur serbe, comme on a accoutumé de parler du malheur russe, Šćepanović est un adepte du «local sans les murs», qui a nom l'universel. Les tropismes de fuite et les désirs de mort qui sont au coeur de la tragédie grecque se retrouvent pareillement au coeur des romans et nouvelles de Branimir Šćepanović. Si La Bouche pleine de terre, avec ses airs de parabole judéo-chrétienne et sa "source grecque", est une oeuvre de la maturité et supporte la comparaison avec quelques chefs-d'oeuvre de Kazantzakis, ses thèmes et sa facture se retrouvent dans l'oeuvre entier de Branimir Šćepanović. À chaque fois, dans ses nouvelles et ses scénarios, l'écrivain serbo-croate cède aux mêmes tropismes et décline les thèmes éternels de la fuite, de la mort volontaire, mais aussi du salut.»
P.-E. D.
Traduit du serbo-croate par Jean Descat
Préface de Pierre-Emmanuel Dauzat
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