Extrait :
L'appel de l'Orient
La neige tombait à petits flocons, points blancs dans la nuit. Rien d'étonnant pour un matin de février à Berlin, ni en cette année particulièrement fraîche de 1933. Zvi Koretz avançait à pas pressés sur un quai de l'Anhalter Bahnhof, scrutant alternativement l'horloge et la foule de voyageurs. Sa main gantée serrait la poignée d'une petite valise noire. Plus tard, quand il reverrait ces instants en pensée, il fustigerait son manque de prescience : il s'était précipité vers le train comme un pauvre insecte attiré par la lueur d'une flamme, sans se douter du sort terrible qui l'attendait au bout des rails, sans imaginer qu'à partir de cet instant, et jusqu'à son dernier souffle, son destin serait lié au roulement des trains.
Il croyait s'envoler vers la lumière et la gloire, vers la richesse peut-être; il allait vers l'opprobre et le dénuement.
Gita, son épouse, cachait mal l'inquiétude qui la rongeait depuis qu'il avait planifié son voyage à Salonique, mais il avait feint de n'en rien voir. Les femmes, pensait-il sans acrimonie, se laissent déborder par leur imagination. Lui se réjouissait de partir. L'Orient lui était alors tel un être dont on connaît la voix sans avoir jamais vu son visage, telle une fleur admirée en photo sans en avoir jamais respiré l'odeur. Des cartes postales reçues de Salonique lui avaient fait entrevoir une mer bleue, émeraude ou rosie par le soleil couchant qui glissait derrière le mont Olympe. Il avait hâte de le vérifier de ses propres yeux.
- Au moins, il fera chaud là-bas, dit Gita, cherchant à énoncer une parole positive, la main crispée sur le renard qu'elle serrait autour de son cou.
Tant de mauvais pressentiments l'assaillaient ces dernières heures qu'elle finissait par s'identifier désagréablement à la vieille folle de Leopoldstadt - le misérable quartier juif de Vienne - qui, en ses nippes noires de corneille, à longueur de temps croassait de sombres prédictions.
Le porteur suivait avec deux valises d'un cuir assez beau pour avoir résisté à de nombreux périples. Elles se distinguaient de celles des autres voyageurs par l'absence d'étiquettes rappelant un passage en des lieux magiques : Zvi Koretz ne descendait à l'hôtel que par nécessité.
- Voilà Safarana ! s'écria-t-il d'un ton satisfait.
Présentation de l'éditeur :
En 1941, les blindés allemands investissent Salonique, jadis surnommée «la Jérusalem des Balkans». Deux ans plus tard, 45 000 Juifs, soit 95 % d'entre eux, sont acheminés vers les camps de la mort.
Le Grand Rabbin de Salonique avait la charge de veiller au respect des ordres de l'occupant au sein de sa communauté. A-t-il livré les siens aux nazis pour «sauver sa peau» et celle de ses proches, comme on l'a prétendu de manière injurieuse, ou au contraire s'est-il sacrifié en espérant les protéger ?
Qui fut Zvi Koretz ? Un traître ou un héros ?
Michèle Kahn réhabilite ce personnage complexe et fascinant, dont le courage, dissimulé derrière une apparence de froideur, le conduira au camp de Bergen-Belsen, puis dans le Train perdu, enfin à la mort. Dans le procès post mortem qu'on lui a intenté, elle voit une tragédie grecque et une insulte à la fraternité humaine. Un paradoxe déchirant qui illustre l'aveuglement des hommes dès lors que l'amour ne les unit plus.
Michèle Kahn est l'auteur d'une quinzaine de romans, parmi lesquels Le Roman de Séville (prix Alberto Benveniste 2006) et les best-sellers Shanghaï-la-juive et Cacao. Elle est aussi journaliste à L'Arche.
Les informations fournies dans la section « A propos du livre » peuvent faire référence à une autre édition de ce titre.