Extrait :
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Appelez-moi donc DT. C'est une abréviation pour Dieter, un prénom allemand, DT fera très bien l'affaire à présent que je vis dans cet étrange pays, l'Amérique. Si je dois puiser dans mes réserves de patience, c'est que le temps qui passe ici n'a pour moi aucun sens, ce qui prédispose à la révolte. Est-ce pour cette raison que j'écris un livre ? Avec mes compagnons d'autrefois nous devions jurer de ne jamais nous lancer dans ce genre d'entreprise. N'étais-je pas membre, après tout, d'une organisation secrète exceptionnelle ? Elle répondait à la dénomination de SS, Section spéciale IV-2a, et nous étions placés directement sous l'autorité de Heinrich Himmler. On le considère aujourd'hui comme un monstre et mon propos n'est pas de le défendre, il s'est révélé un monstre de la pire espèce. Néanmoins, il avait une tournure d'esprit singulière et c'est bien l'une de ses théories qui m'a incité à me lancer dans ce projet littéraire qui, je peux le garantir, sortira de l'ordinaire.
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La pièce où Himmler s'adressait à notre groupe d'élite était une petite salle de conférences aux lambris de noyer foncé et ne contenait que vingt sièges alignés en quatre rangées de cinq places chacune. Je ne vais pas m'appesantir sur ce genre de description, je préfère m'intéresser aux idées peu orthodoxes de Himmler : elles pourraient bien avoir été à l'origine du projet d'écrire cet ouvrage, qui devrait s'avérer dérangeant. Je sais que je vais devoir affronter des tempêtes, pourtant il me faut éradiquer nombre d'idées reçues. Une telle perspective provoque le chaos dans mon esprit. Chez les agents secrets, la tendance est généralement de taire les découvertes que l'on fait. La dissimulation est un art mais je me lance ici dans une aventure où je vais devoir renoncer à de tels talents. En voilà assez ! Laissez-moi vous présenter Heinrich Himmler. Toi, lecteur, tu dois te préparer à une rencontre plutôt désagréable. Cet homme, que derrière son dos on surnommait Heini, était devenu en 1938 un des quatre dirigeants les plus importants en Allemagne. Et pourtant, son véritable centre d'intérêt, celui auquel il s'adonnait en secret avec délices, c'était l'étude de l'inceste. Cette question faisait l'objet de nos recherches les plus approfondies et nos découvertes restaient confinées à des conférences secrètes. Selon Heini, l'inceste avait toujours été très répandu chez les pauvres de tous les pays. Notre paysannerie allemande elle-même en avait été gravement affectée, très longtemps, jusqu'au XIXe siècle. «En principe, faisait-il remarquer, personne parmi les gens cultivés ne daigne aborder cette question. Après tout, on n'y peut rien. Qui irait se mêler de prouver que tel pauvre diable est bien un produit de l'inceste ? Non, n'importe quelle institution de n'importe quelle nation civilisée s'empresse de dissimuler ce genre d'histoires sous le tapis.»
Ou plutôt, tout dirigeant politique de n'importe quel pays du monde, à l'exception de notre Heinrich Himmler. Les idées les plus extraordinaires germaient derrière ses tristes lunettes. Il me faut insister sur le fait que cet homme au visage insignifiant et au menton fuyant affichait une expression étrange, un mélange déroutant de brio et de stupidité. Ainsi, il affirmait être païen et prédisait un avenir radieux à l'humanité lorsque le paganisme aurait étendu son empire sur le monde. Chaque âme jouirait alors de plaisirs auparavant inacceptables. Pourtant, aucun d'entre nous n'arrivait à imaginer une orgie où l'appétit sexuel atteindrait de tels sommets qu'il pourrait s'y trouver une femme prête à s'envoyer en l'air avec Heinrich Himmler. Oh non, même en faisant preuve d'idées radicalement novatrices ! Car on voyait toujours en lui le visage qu'il avait dû avoir autrefois au bal du lycée, le regard renfrogné du binoclard contemplant la tapisserie à fleurs, l'allure gauche d'un jeune homme, grand, mince, mal dans sa peau. Et déjà il avait un peu de ventre. Il était là, résigné, à attendre dans un coin pendant que les autres dansaient.
Présentation de l'éditeur :
Seul Mailer, dans son dernier roman, pouvait ainsi jouer avec le Diable. Parents incestueux, frères et soeurs misérables, obsessions sexuelles... Dans cet environnement propice, le petit Adolf développe un narcissisme exacerbé et un appétit de massacre aussi délirant que diabolique.
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