Extrait :
1929
Une heureuse prédestination m'a fait naître à Braunau-am-Inn, bourgade située précisément à la frontière de ces deux États allemands dont la nouvelle fusion nous apparaît comme la tâche essentielle de notre vie, à poursuivre par tous les moyens.
Adolf Hitler, première phrase de Mein Kampf
J'aime quand elle me joue ce morceau au piano. C'est un menuet. Elle m'a dit que Mozart l'avait composé à mon âge. J'ai cinq ans. J'écoute les notes et c'est très joli. J'ai envie de danser. Allongé par terre, je nage sur le parquet comme si c'était un lac. Les fauteuils sont des bateaux, le canapé une île et la table un château. Si maman me voit, elle va me gronder et dire que je salis mon costume. Je m'en fiche. Il me gratte de toute façon. Maintenant, je suis à plat ventre sous la chaise. Avec mon fusil, je ne crains rien si les Français attaquent. Je resterai caché.
J'ai encore eu peur ce matin, quand les pauvres sont venus sonner à la porte, en bas, devant chez notre gardien. Maman est descendue et j'ai observé du haut de l'escalier. Ils étaient barbus, leurs vêtements étaient troués. Ils voulaient de l'argent. Ils vendaient des lacets de chaussures. Maman est remontée, elle est passée devant moi sans me voir, elle a pris une miche du pain que j'adore, blanc et croustillant, avec de la croûte dorée qui s'emmêle dessus comme des nattes de fille, et elle est redescendue. Quand elle la leur a donnée, les pauvres lui ont souri et ils sont partis dans la rue.
D'autres sont venus dans l'après-midi. Elle jouait encore du piano, le morceau qui va vite à la fin, elle riait et je tournais en regardant filer la pièce autour de moi.
Les mendiants sont revenus. C'est moi qui les ai entendus tambouriner à la porte. Maman a arrêté de jouer et elle est allée ouvrir. L'un d'eux criait fort. Il disait qu'on leur avait pris leur maison, leurs économies, et qu'ils étaient dans la rue avec leurs enfants. Il disait que c'était à cause des Juifs. J'ai eu peur, ça m'a donné envie de pleurer. Maman a été gentille et un gros, plus grand et plus fort que les autres, avec une grande barbe blanche, a dit qu'il la connaissait. Il a crié : «C'est une Feuchtwanger !»
Il a tiré en arrière le petit méchant qui hurlait. Il a expliqué qu'il avait connu oncle Lion à l'école et que même il avait lu ses livres. J'étais caché en haut, aux aguets avec mon fusil. J'avais envie d'être invisible, comme dans le livre qu'on me lit le soir. Le barbu m'a fait un clin d'oeil et il a dit au petit qu'il lui cassait les oreilles avec ses histoires de Juifs. Maman l'a remercié gentiment et a demandé à Rosie d'aller chercher des saucisses. Rosie, c'est ma gouvernante. J'ai roulé sur moi-même comme un soldat et elle ne m'a pas vu en passant. Son tablier blanc et sa robe noire ont fait un bruit de feuillage. J'étais sous une chaise. Je l'ai regardée marcher vers la cuisine. Elle râlait en patois, cette autre langue qu'elle parle quand personne ne l'entend. Elle traitait les pauvres d'imbéciles, jurait que des saucisses on n'en avait pas tant que ça, et qu'elle ne savait pas ce qu'on aurait ce soir à dîner. Elle est revenue avec les saucisses et a fait un sourire au gros monsieur. Il l'a remerciée, il a béni ma mère, et il est reparti avec la troupe.
Revue de presse :
De 1929 à 1939, Edgar Feuchtwanger a vécu dans la même rue que le chef du parti nazi. Dans Hitler mon voisin, Il raconte ses souvenirs d'enfance...
Edgar Feuchtwanger avait déjà publié ses Mémoires, en Allemagne, dans la maison d'édition où travaillait son père. Celle de Thomas Mann et de Carl Schmitt auxquels, enfant, il était fier de servir le thé lorsque ces grands écrivains rendaient visite à leur éditeur. Ce livre-ci, Hitler, mon voisin, est écrit du point de vue du petit garçon qu'il était, à partir de ses souvenirs et de ceux de sa mère, enrichi aussi de ce qu'il a appris plus tard des événements auxquels il avait assisté aux premières loges. Le récit, mis en scène de façon rigoureuse et plaisante, suit l'ordre chronologique des événements de 1929 à 1939. Il mêle harmonieusement le récit de la vie quotidienne de cette famille juive, aisée, raffinée et cultivée, dont les aïeux avaient fait souche près de Nuremberg au XVIe siècle, et celui des événements politiques tels qu'ils se sont déroulés sous ses fenêtres. (Astrid de Larminat - Le Figaro du 17 janvier 2013)
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