Extrait :
Son pinceau en poils de martre posé au bord de la lucarne, Marquise caresse la truffe humide de Gaspard. Elle verse un filet d'eau dans une jatte de faïence, l'épagneul se précipite. Un rai de lumière éclaire au passage une toile inachevée : un cerf aux abois cerné par une meute au bord d'un étang.
Marquise mélange des pigments de lapis-lazuli pailleté d'or à du jaune d'oeuf, un soupçon d'huile de lin. Elle éclaircit l'échappée bleutée au loin, examine de près la tête de Gaspard, au premier plan, un faisan dans la gueule. Le nez sur la toile, elle peaufine les oreilles.
On entend des chevaux hennir place Royale. Le chien pisse sur le pied d'une chaise percée. Elle claque des mains. Il la défie, bondit et, d'un coup de queue, balaie la peinture fraîche. Elle pousse un cri, lui botte le train.
Plus rien. Il ne reste plus rien de ce fichu cabot copié poil par poil depuis ce matin. Plus rien non plus de Blanche, d'Athénaïs, ni de Louise. Seul Louis a survécu au massacre. Gaspard s'est réfugié sous le lit. La tête entre les mains, Marquise s'effondre dans son fauteuil.
Elle a passé des heures à fignoler cette scène. Il y a un mois, Armand avait vanté ses talents à Nicolas Desmarets, son patron, venu souper. Le contrôleur général des finances s'était pâmé devant les portraits des enfants, Clarissa et Alexandre, avant de lui commander un tableau de chasse pour son manoir de Sologne. Marquise avait rosi. Armand y voyant une occasion de se faire valoir, elle n'avait pas voulu le décevoir. Le lendemain, elle avait fouiné sur le Petit-Pont dans les caisses des marchands à la recherche de croquis de loups ou de canards sauvages. Dieu l'avait sauvée. Au Grand Monarque, Antoine Dieu lui avait dégoté la copie d'une esquisse d'Oudry dont elle s'était inspirée. Dans son atelier sous les combles, elle avait plongé une toile de chanvre dans de l'apprêt, l'avait tendue, clouée, brossée, décatie, avant de l'enduire de colle chaude de peau de lapin pour la couvrir de blanc de Meudon. Le décor ébauché à la mine de plomb, elle s'était mise à la peinture, soignant avec une brosse fine l'encolure, la crinière et le garrot des chevaux.
Le tableau était attendu avant l'été. «Je vous en donnerai soixante livres. Ne soyez pas gênée», avait lancé Desmarets, un rien condescendant. Un bon début, cette première commande. Son amie Henriette aurait voulu qu'elle peigne son chat, Marquise s'était réfugiée derrière un : «Plus tard, je ne suis pas encore prête.»
Un cafard glisse le long de la commode de palissandre sur laquelle sont alignés ses pots de pigments. La queue basse, misérable, l'épagneul rampe vers elle. Marquise l'attrape par les oreilles, le fixe, droit dans les yeux.
- Pourquoi as-tu fait ça, crétin ? La toile aurait dû rester sur son chevalet, toi, à la niche. Jamais je ne pourrai retrouver les traits pâlichons de Louise de La Vallière, l'allure de la Montespan ou le minois de maman, yeux en bouton de pivoine, moue dégoûtée. Jamais, tu entends ? Pour la peine, tu seras privé de boulettes.
Revue de presse :
Dans son nouveau livre, Emmanuelle de Boysson fait revivre avec panache la Régence. Un roman de cape et d'été, entre Couperin, Watteau et Marivaux...
Tout n'est que fraîcheur, pudeur et langueur. Du moins sur la toile car, dans le roman d'Emmanuelle de Boysson, tout ce rêve idyllique sert de cadre à un roman stendhalien de cape, d'épée et de conspiration. Saint-Simon s'en mêle, on assiste aux fêtes puis aux complots de la duchesse du Maine, le prince de Cellamare, ambassadeur d'Espagne, tend ses filets et John Law ratisse les fonds de la noblesse tandis qu'à l'Académie de peinture les pinceaux s'affûtent comme des claques. Quand Watteau occupe les pages, on entend souffler l'air, clapoter l'eau, passer les nuages et glisser la lumière. Lorsqu'il s'en éloigne, c'est l'Histoire qui se faufile dans le récit et transforme son roman d'amour en intrigue politique. Superbe. (Gilles Martin-Chauffier - Paris-Match, avril 2013)
D'une plume alerte et évocatrice, Emmanuelle de Boysson poursuit sa savoureuse série historique. Après les aventures d'Émilie, montée à Paris depuis sa Bretagne natale à l'époque de la Fronde, puis celles de sa fille Blanche, comédienne dans la troupe de Molière, place à Marquise. (Le Figaro du 20 juin 2013)
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