Extrait :
«Vous écoutez Simon Crown, le troglodyte authentique, sur les ondes de 7 K.B., la radio de Ginger Whisker... porte-voix de l'homme souterrain. Il est dix-sept heures trente.»
Tout est dit. J'éteins le micro et lance le disque suivant. Un long gémissement tapageur et cadencé d'adultère, de fornication, voire d'une forme de bestialité, s'élève. Il fait frais et sombre ici. Frais parce que, pour une fois, la climatisation semble fonctionner, et sombre parce qu'il n'y a aucune fenêtre dans le studio et que la petite ampoule de la platine me suffit. Dans une demi-heure, je sortirai d'ici et la chaleur dépassera les cent vingt degrés Fahrenheit. C'est impensable. J'essaie de calculer ce que ça donne en degrés Celsius, mais je n'y arrive jamais. Je sais ce que je vais faire, je vais traverser la rue principale et filer au pub en gardant les yeux fermés pour éviter d'être aveuglé par la fournaise qui m'attend. Je suis à l'antenne depuis midi et j'ai besoin d'une bière. Peu importe d'ailleurs que j'en aie ou non besoin, je vais en boire une. Le disque se termine. Un étrange raffut d'agonie ou de bâillement indique que c'est la fin. C'est le seul atout des disques que je passe : je ne suis pas obligé de les écouter. Ils annoncent leur propre conclusion dans une espèce de râle de la mort.
«Vous écoutez Simon Crown sur les ondes de Radio Ginger Whisker. Noël approche à grands pas, c'est la saison des fêtes. (Plus que deux mois !) En cette période d'interactions sociales, naturellement associée à l'esprit de charité, assurez-vous de n'offenser personne. Utilisez Odorola au quotidien, le déodorant qui vous tient au sec toute la journée.»
Prochain disque. Le charivari de sexualité made in U.S.A. gravé dans la cire tourne devant mes yeux, s'échappe de mon studio en passant par les ondes de l'émetteur, et finit dans les transistors de Dieu sait qui. C'est un processus formidable dont je n'ai jamais réussi à comprendre le fonctionnement.
Un étrange cordon ombilical de génie scientifique me relie à mon audience invisible. En supposant que j'aie une audience. Il est fort probable que personne ne m'écoute. À cette heure du jour, les cinq mille habitants de Ginger Whisker - hommes, femmes et enfants - sont probablement dans un des quatre pubs de la ville. Comme il se doit. La seule excuse du dieu qui a créé ce pays est d'avoir donné aux hommes l'ingéniosité de bâtir des pubs pour s'en protéger. J'imagine que c'est Dieu qui a créé ce pays. Il n'a pas pu se former par hasard. Un pays aussi résolument insupportable fait forcément partie d'un grand dessein.
Présentation de l'éditeur :
«Presque toute la population de Ginger Whisker habite dans des maisons troglodytes. Nous vivons comme des taupes ou plutôt comme des wombats, puisque nous sommes australiens. Mais qu'est-ce que je suis venu foutre dans ce satané trou perdu ?»
Rien ne va plus dans la vie de Simon Crown. À trente-cinq ans, il est déjà divorcé. La station de radio dont il est propriétaire est au bord de la faillite. Pas la moindre trace d'opales dans la mine où il a englouti ses dernières économies. Pire, il habite une petite ville écrasée de soleil où la seule question qui vaille est : bière ou whisky ?
Soudain pris d'une irrésistible envie d'en découdre, Simon se retrouve empêtré dans une succession de situations absurdes, dangereuses et parfaitement réjouissantes.
Kenneth Cook (1929-1987) accède à l'âge de 32 ans au statut d'auteur «culte» grâce à la publication de son chef-d'oeuvre, Cinq matins de trop - adapté au cinéma par Ted Kotcheff en 1971. Le blues du troglodyte est son dixième ouvrage à paraître aux Editions Autrement.
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