Extrait :
Pourquoi écrire ces pages ? À quoi sont-elles bonnes ? - Qu'en sais-je moi-même ? Cela est assez sot, à mon gré, d'aller demander aux hommes le motif de leurs actions et de leurs écrits. - Savez-vous vous-même pourquoi vous avez ouvert les misérables feuilles que la main d'un fou va tracer ?
Un fou ! cela fait horreur. Qu'êtes-vous, vous, lecteur ? Dans quelle catégorie te ranges-tu ? dans celle des sots ou celle des fous ? - Si l'on te donnait à choisir, ta vanité préférerait encore la dernière condition. Oui, encore une fois, à quoi est-il bon, je le demande en vérité, un livre qui n'est ni instructif, ni amusant, ni chimique, ni philosophique, ni agricultural, ni élégiaque, un livre qui ne donne aucune recette ni pour les moutons ni pour les puces, qui ne parle ni des chemins de fer, ni de la Bourse, ni des replis intimes du coeur humain, ni des habits moyen âge, ni de Dieu, ni du diable, mais qui parle d'un fou, c'est-à-dire le monde, ce grand idiot, qui tourne depuis tant de siècles dans l'espace sans faire un pas, et qui hurle, et qui bave, et qui se déchire lui-même ?
Je ne sais pas plus que vous ce que vous allez dire, car ce n'est point un roman ni un drame avec un plan fixe, ou une seule idée préméditée, avec des jalons pour faire serpenter la pensée dans des allées tirées au cordeau.
Seulement je vais mettre sur le papier tout ce qui me viendra à la tête, mes idées avec mes souvenirs, mes impressions, mes rêves, mes caprices, tout ce qui passe dans la pensée et dans l'âme; du rire et des pleurs, du blanc et du noir, des sanglots partis d'abord du coeur et étalés comme de la pâte dans des périodes sonores, et des larmes délayées dans des métaphores romantiques. Il me pèse cependant à penser que je vais écraser le bec à un paquet de plumes, que je vais user une bouteille d'encre, que je vais ennuyer le lecteur et m'ennuyer moi-même ; j'ai tellement pris l'habitude du rire et du scepticisme, qu'on y trouvera, depuis le commencement jusqu'à la fin, une plaisanterie perpétuelle, et les gens qui aiment à rire pourront à la fin rire de l'auteur et d'eux-mêmes.
Présentation de l'éditeur :
Gustave Flaubert (1821 - 1880)
Écrivain français. Partagé entre t et l'obsession du réalisme, son oeuvre a profondément influencé la littérature moderne. Également parus aux Éditions Librio : Trois contes (n° 45) et Passion et Vertu (n° 556).
«À toi mon cher Alfred, ces pages sont dédiées et données. Elles renferment une âme toute entière. Est-ce la mienne ? Est-ce une autre ? [...] rappelle-toi que c'est un fou qui a écrit ces pages [...]»
Pourquoi se dire «fou» ? Dans ce roman hybride où se côtoient apostrophes au lecteur, méditation sur soi et autobiographie, Flaubert offre le bilan désenchanté d'un premier amour impossible. Alors que la folie apparaît ici comme un état de «grande santé», celle qui préserve du conformisme abêtissant, l'auteur y raconte la naissance de sa vocation d'écrivain.
En transformant la folie en normalité, en recyclant et détournant les discours conventionnels, ce texte met en lumière l'opposition établie entre la folie des uns et la bêtise du monde.
Oeuvre de jeunesse d'un auteur incontournable, les Mémoires d'un fou marquent l'émergence du réalisme dans les écrits de Flaubert.
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