Extrait :
LANDE DE GLYNDWR, EIBITHAR, ANNÉE 880, LUNE DÉCROISSANTE D'EILIDH
Un vent glacial soufflait sur la route. Tel un démon surgi du royaume de Bian, il s'engouffrait dans les roues de la charrette en hurlant et, comme s'il avait voulu la déshabiller, tirait de ses mains griffues les couvertures et les vêtements de Cresenne. Une neige lourde accompagnait la tempête ; ses aiguillons de glace lui piquaient les joues et l'obligeaient à garder les yeux clos.
Les deux hongres qui tiraient l'attelage avançaient avec peine, l'encolure basse. La neige étouffait le rythme lent de leurs sabots. Chacun des cahots de la charrette tirait de la jeune femme une plainte viscérale. Le tapis blanc qui recouvrait désormais la lande avait fini par aplanir le chemin, maigre réconfort dans cette journée plus misérable qu'aucune autre.
La douleur avait élu domicile au creux de ses reins. A la fois sourde et aiguë, elle différait de toutes celles qu'elle avait jamais endurées. Il lui semblait qu'un pieu lui fouillait le ventre. Le moindre mouvement aggravait ses souffrances. Plus d'une fois, tandis que la charrette tanguait, elle avait lutté contre la nausée. Elle gisait, recroquevillée sur le côté - la seule position supportable -, blottie contre les tissus du marchand. Sa tête reposait sur le sac dans lequel elle transportait les maigres possessions qu'elle avait emportées en quittant la ville de Kett : quelques vêtements, un journal de voyage relié qui avait appartenu à sa mère, un poignard de Sanbiri et la bourse de cuir contenant l'or qu'elle avait gagné comme Glaneuse au Festival et Chancelière du mouvement Qirsi. Il faisait trop froid pour dormir. Ses souffrances l'auraient de toute façon tenue éveillée. Ses souffrances et sa peur pour le bébé qu'elle portait.
- Sûre que vous ne voulez pas vous arrêter, ma petite ? lui demanda le marchand depuis son siège à l'avant.
Il s'était légèrement tourné, de sorte qu'elle voyait ses joues rougies par le froid et ses yeux noirs plissés contre les assauts du vent.
- Y a plein de villages entre ici et Glyndwr. On pourrait sans doute trouver une matrone pour vous. P't-être même un guérisseur, un des vôtres.
Elle-même était guérisseuse. Si cette souffrance pouvait être apaisée, elle s'en serait chargée toute seule.
- Non, répondit-elle. Je dois me rendre à Glyndwr.
- Si c'est une question d'argent, je peux vous aider. Elle aurait souri, si elle en avait eu la force. L'homme faisait preuve d'une gentillesse qu'elle ne méritait pas. Les vingt qinde qu'elle lui avait donnés pour le transport ne couvraient pas la moitié du coût de ses repas, qu'il partageait pourtant de bon coeur avec elle. Les gants qu'elle portait lui appartenaient. C'était sans aucun doute une paire de rechange, mais tout de même, aucun Eandi ne lui avait jamais témoigné une telle sollicitude.
- Merci, répondit-elle en s'efforçant de manifester sa reconnaissance, mais ce n'est pas une question d'or. Il faut que j'arrive à Glyndwr, mon bébé doit naître là-bas.
En dépit de la neige, elle le vit grimacer.
- Je ne sais pas jusqu'où tiendront les bêtes, déclara-t-il enfin. Je vais faire de mon mieux pour vous, mais je ne vais pas les tuer juste pour vous amener à Glyndwr.
Elle acquiesça, et l'homme se retourna vers la route. Elle ferma les yeux et posa les mains sur son ventre. Malgré la nouvelle vague de douleur qui la transperçait, elle s'efforça de sentir son bébé. Elle se souvenait d'avoir entendu dire que l'heure de la délivrance approchait quand les mouvements d'un bébé devenaient moins fréquents. Cela lui semblait logique. Plus il grandissait, moins il avait de place. Alors qu'il avait sauté comme un acrobate de festival au cours des mois précédents, c'était à peine s'il se tortillait, maintenant. Tout juste percevait-elle quelques coups de pied ou de poing.
Mais depuis le début du travail, elle ne sentait plus rien. Le bébé avait cessé de remuer, et la panique l'avait envahie.
- Ce ne sera pas long, mon trésor, murmura-t-elle dans la tempête. Nous sommes dans la lande, plus très loin de notre but, maintenant.
Présentation de l'éditeur :
En mettant au monde l'enfant de Grinsa entre les murs mêmes du château de Glyndwr, Cresenne bouleverse les plans de la conspiration Qirsi, dont elle était jusque-là un élément des plus actifs. Mais pour l'amour de sa fille, elle se rend au roi d'Eibithar et, sous la contrainte, lui livre des informations décisives. Est-il encore temps d'agir ? Alors que les royaumes d'Aneira et de Braedon s'apprêtent à déclarer la guerre à Eibithar, certains nobles se méfient tant de leurs conseillers Qirsi qu'ils les emprisonnent sans discernement. Une décision mal avisée, qui risque de mettre définitivement le feu aux poudres.
David B. Coe
Cadet de quatre enfants, David B. Coe a grandi dans l'État de New York. Diplômé d'histoire de l'université de Stanford, il excelle à mettre en scène une fantasy sombre qui fait la part belle aux intrigues de cour, où se mêlent duplicité, diplomatie et trahisons, dans la droite lignée de la saga du Trône de fer de George R.R. Martin.
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