Extrait :
Quand mon père est mort, je me trouvais chez moi à Brooklyn mais, à peine quelques jours auparavant, j'étais assise à son chevet dans un établissement de soins, à Northfield, Minnesota. Tout faible qu'il fut physiquement, il avait conservé son acuité mentale et, à défaut de me souvenir du contenu de notre dernière conversation, je me rappelle que nous avons bavardé, et même ri. Ce que je revois clairement, en revanche, c'est la chambre où il a vécu à la fin de sa vie. Mes trois soeurs, ma mère et moi avions garni les murs de photographies et de petits tableaux encadrés, et acheté un couvre-lit vert pâle afin de donner à la chambre un aspect moins sévère. Mon père souffrait d'emphysème et nous savions qu'il n'en avait plus pour longtemps. Ma soeur Liv, qui vit dans le Minnesota, fut la seule de ses filles à assister à ses derniers instants. Son poumon s'était effondré pour la deuxième fois, et le médecin estimait qu'il ne survivrait pas à une nouvelle intervention. Pendant qu'il était encore conscient, mais incapable d'articuler, ma mère appela au téléphone ses trois filles new-yorkaises, l'une après l'autre, afin que nous puissions lui parler. Je me souviens nettement d'avoir pris le temps de réfléchir à ce que j'allais lui dire. J'avais l'idée bizarre que je ne pouvais pas prononcer de stupidité à un moment pareil, qu'il me fallait choisir mes mots avec soin. Je souhaitais dire quelque chose de mémorable - idée absurde, puisque la mémoire de mon père allait bientôt s'éteindre avec lui. Mais quand ma mère approcha le combiné de son oreille, tout ce dont je fus capable fut de balbutier les mots "je t'aime tellement". Plus tard, ma mère m'a raconté qu'en entendant ma voix, il avait souri.
Cette nuit-là, j'ai rêvé que j'étais auprès de lui et qu'il tendait les bras vers moi, que je me penchais vers lui pour qu'il m'embrasse et puis, avant qu'il ait pu m'étreindre, je me suis réveillée. Ma soeur Liv m'a appelée le lendemain matin pour me dire que notre père était mort. Tout de suite après cette conversation, je me suis levée du siège où j'étais assise, je suis montée à mon bureau et je me suis mise à rédiger son éloge funèbre. Mon père m'avait demandé de le faire. Plusieurs semaines auparavant, à la maison de santé, alors que j'étais assise auprès de lui, il avait énuméré "trois points" dont il souhaitait que je prenne note. Il n'avait pas dit : "Je voudrais que tu en parles dans le texte que tu écriras pour mes funérailles." Ce n'était pas nécessaire. Cela allait sans dire. Le moment venu, je n'ai pas pleuré. J'ai écrit. Aux funérailles, j'ai prononcé mon discours d'une voix ferme, sans larmes.
Présentation de l'éditeur :
Soudain victime, en 2005, à l'occasion d'une évocation en public de son père récemment disparu, d'une irrépressible crise de tremblements qui n'affecte cependant ni son raisonnement ni sa faculté de s'exprimer, Siri Hustvedt, constatant la récurrence du phénomène, se met en demeure d'affronter cette expérience de dissociation en allant à la rencontre de cette "femme qui tremble" en forme de Döppelganger qui semble avoir élu domicile en elle.
Convoquant les avancées de la neurobiologie et de la recherche en matière de psychiatrie aussi bien que les oeuvres littéraires et sa propre expérience d'écrivain, la romancière se livre alors à un examen systématique de certains états-limites afin de prendre la mesure la plus exacte possible de la nature des "gouffres" invisibles qui hantent, fragilisent ou configurent nos existences.
Aussi ambitieuse que rigoureuse, cette approche inédite et personnelle de l'histoire des pathologies mentales s'élabore au fil d'une réflexion qui transcende la cartographie académique de la souffrance et de l'angoisse pour aborder sans détour les rapports de la maladie avec le geste créateur.
En France, toute l'oeuvre de Siri Hustvedt, qui vit à Brooklyn, est publiée par Actes Sud. Derniers romans parus : Tout ce que j'aimais (2003), Élégie pour un Américain (2008), Un été sans les hommes (2011).
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