Extrait :
Le soleil le frappa de plein fouet. Il eut à peine le temps de reprendre son souffle que déjà cinq ou six chauffeurs de taxi l'avaient entouré, cherchant à saisir ses bagages avant même de savoir où ils le conduiraient. Mais une seule voix parvint à ses oreilles, car tous en même temps ils s'étaient dépêchés de lui demander : «Où vas-tu ?»
Étourdi par la chaleur accablante et cette clarté du ciel que ses yeux, mais non son coeur, avaient oubliée, il s'entendit répondre : «Je vais à mon village.»
«C'est où, ton village dit l'un d'eux.
- Quelque part sur la route qui mène de Ben Ahmed à
Settat.»
Visiblement, sa destination ne leur plut guère car, sans mot dire, ils tournèrent les talons l'un après l'autre et s'éloignèrent de lui.
«Viens avec moi, dit alors un homme qui de loin les avait observés. Je connais quelqu'un de cette région ; tu as de la chance, il part dans un quart d'heure, je vais voir s'il peut t'emmener.»
D'une main, il s'empara de sa lourde valise comme s'il prenait un poulet par les pattes. Il prit également l'un de ses deux sacs et lui enjoignit de le suivre. Wahid ramassa rapidement son autre sac et marcha derrière lui. Ils traversèrent la rue et se dirigèrent vers un homme, adossé à une vieille Mercedes grise, fumant tranquillement sa cigarette. Les deux hommes échangèrent une accolade chaleureuse et s'informèrent de leur famille.
«Ba Omar, j'ai un client pour toi. Ce jeune homme veut aller aux environs de Settat.» «Où vas-tu, Ya Ouldi ? s'enquit-il en lançant un regard vers les bagages de Wahid.
- Cet homme m'a dit que tu étais de la région, alors tu dois bien connaître Dar Caïd à Oued Naânâa ?
- Oui, oui. Tu es de quel douar ?
- Le douar d'où je viens s'appelle Oulad Lafquih. Il se trouve à cinq kilomètres de Dar Caïd.
- C'est une piste. Une piste, répéta-t-il, en hochant la tête. Je pourrais t'y conduire pour 300 dirhams.
- 300 dirhams !... c'est cher, trop cher.
- Pour moins que ça, tu ne trouveras personne qui acceptera de monter jusque-là. C'est déjà un prix de faveur que je te fais parce que c'est mon ami qui me l'a demandé. Les autres, ils t'auraient sûrement fait payer pas moins de 500 dirhams. C'est à prendre ou à laisser.»
Avait-il vraiment le choix ? Fatigué, il ne voulait que rejoindre sa famille et peu lui importait à présent la somme exorbitante qu'on cherchait à lui extorquer. Intransigeant, l'homme n'avait même pas considéré son offre, dérisoire à ses yeux. Ce jeune, fraîchement arrivé de l'étranger, pouvait ouvrir plus grand sa bourse. A ce prix, c'était plus qu'un service qu'il lui rendait.
L'autre homme qui n'avait pas pris part à la négociation intervint pour faire diminuer la somme. Étant donné que ce gars était de sa région, son ami pouvait-il se contenter de 250 dirhams ?
Un mot de l'auteur :
Un espace : le Maroc ou plus exactement les Maroc, celui des douars à l'écart de la modernité et celui des villes, Casablanca et Rabat : deux mondes que redécouvre Wahid, de retour du Canada après 10 ans d'absence. Le roman entraîne dans une quête des souvenirs d'enfance justement à l'ombre de l'eucalyptus qui protège du soleil ardent la cour de la maison familiale, puis dans les dédales de la capitale où le contemporain cède la place aux traditions. Le texte rédigé d'un style alerte et sobre confronte les lecteurs au triste constat établi par le personnage central qui ne reconnaît plus son pays natal, tant les valeurs qui faisaient sa particularité se sont dissoutes dans l'enfer d'une modernité miséreuse. Certes, Wahid retrouve avec bonheur sa famille mais c'est aussi pour prendre la mesure de la rudesse de sa vie sur une terre stérile et asséchée. De son séjour à Rabat, Wahid se heurte aux multiples problèmes que le petit peuple souffre sans protester, paralysé par la crainte de l'omniprésence de la police et la terreur d'être emprisonné. Le roman offre à lire un Maroc dépouillé de son aura, loin des stéréotypes construits par les médias et les agences de tourisme, un Maroc à deux visages dont il voit disparaître ce qui faisait sa noblesse. Pourtant, il serait faux de croire qu'il s'agit là d'un pamphlet, d'une critique directe du royaume chérifien. La fragmentation du temporel construit autour du personnage central un faisceau qui mêle inquiétude du retour, souvenirs d'enfance, émotions des retrouvailles et une profonde mélancolie attachée à la figure féminine présente-absente qui crée les liens entre passé et présent. Sarah, amour inaccessible et toujours chevillé dans l'âme de Wahid marque de manière symbolique la perte d'un idéal dans lequel juifs et musulmans pourraient vivre ensemble. Sans doute, est-ce là la clé du roman, ce regret inextinguible d'une harmonie entre deux peuples frères que l'Histoire a séparés. C'est un roman qui éclaire dans un style poétique le regard lucide sur le Maroc, sans récrimination ni violence, dans la douloureuse nostalgie des espoirs déçus.
Najib Redouane
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