Extrait :
Stockholm, 1767
Le regard de Christian Wingmark quitta les dés dans sa main pour fixer la mouche sur le front de l'horloger. Elle s'envola avant de décrire une lente courbe en direction de la pendule. Entre eux s'élevait la pile de pièces. Plus de cent sept rixdales. C'était tout ce qui importait. N'importe quel lancer des trois dés supérieur à neuf lui ferait décrocher cette cagnotte. Seule la table de jeu pouvait offrir la perspective d'une vie meilleure à un troubadour et casse-cou comme lui, autrement condamné à une existence misérable.
De nombreuses personnes s'étaient regroupées autour de la table, mais il se concentra sur l'horloger de la cour qui semblait en bout de course. Jean Fredman arborait une expression lasse, comme s'il était balayé d'avance. A une époque, il avait été responsable de l'horloge de la cathédrale, l'heure de la capitale du royaume, et était connu comme un homme d'honneur. On connaissait alors les chansons qui lui étaient consacrées. Mais qui voudrait le chanter désormais ? Wingmark ignorait si c'était la perte de son atelier, la folie du jeu ou sa soif d'eau-de-vie qui lui avait coupé les jambes en premier, mais il avait perdu tout repère et sens commun, à tel point qu'il ne savait même plus quelle heure il était. À présent, ce n'était plus que des chimères insensées qui le maintenaient à la table de jeu et ses mains étaient si habituées à lever le godet qu'elles ne sauraient bientôt plus rien faire d'autre.
Il ne restait plus qu'eux deux en lice pour le gain de la cagnotte. Un horloger, dont tous voyaient que Charon lui faisait signe depuis son torrent tumultueux, et un jeune troubadour qui avait peut-être trouvé sa muse.
- Hier, j'ai écrit une chanson qui va me rendre riche et célèbre, déclara-t-il à l'assemblée, et il remarqua que ses mains avaient cessé de trembler. Tout ce dont j'ai besoin, c'est cette cagnotte. Elle suffira amplement à couvrir les frais d'imprimerie.
Chacun dans le local se tut. Il se délecta de cet instant empli de frissons et d'impatience.
- Allez, ferme-la et lance tes satanés dés ! cria quelqu'un dans l'attroupement autour d'eux.
Jamais auparavant une cagnotte aussi importante n'avait été en jeu à l'auberge La Paix Dorée, et les clients s'étaient rassemblés derrière les deux adversaires, brûlant de connaître l'issue de la partie.
- Non, dites-nous en davantage sur cette chanson, l'invita une voix de basse.
C'était celle de l'aubergiste, un homme au nez rubicond doué pour la musique qui maîtrisait tant le cor que la flûte, le hautbois, le basson, la clarinette, la basse de viole de gambe, et officiait en tant que héraut en plus d'être cabaretier. Il était au nombre des hommes installés autour de la table et avait été éliminé de la partie plusieurs tours auparavant.
Wingmark le considéra, se passa une main sur le front et l'essuya sur l'une de ses jambes de pantalon.
Biographie de l'auteur :
Jørgen Brekke est né en 1968. Il réside à Trondheim avec sa femme et ses trois enfants. Brekke a une formation d enseignant mais travaille en tant que journaliste freelance depuis quelques années. Mélodie pour une insomnie est son second roman.
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