Extrait :
Extrait de l'introduction
Jeune étudiante parcourant les rues d'Athènes, je m'amusais à dénigrer l'architecture rudimentaire des constructions romaines en regrettant que les hordes barbares ne les eussent pas démolies brique par brique. La même condescendance a marqué le regard des universitaires spécialistes des oeuvres grecques de l'époque romaine impériale. Le IIe siècle de notre ère connut un moment important d'épanouissement littéraire, la Seconde Sophistique, dont les productions furent accusées unilatéralement d'être une littérature secondaire teintée de déliquescence morale. Gibbon voyait dans la prospérité de l'époque des Antonins le prélude à la chute. À l'exemple des biographies antiques, où le pur visage du jeune empereur, inéluctablement promis à subir les dégradations de l'âge, n'était en réalité que le masque de la dissimulatio, Gibbon pensait que le bonheur affiché du IIe siècle, bientôt suivi du chaos du IIIe siècle, non seulement dissimulait, mais véritablement inoculait «un poison lent et secret dans les organes vitaux de l'Empire». Alors que les conditions de la vie matérielle semblaient sûres et solides, c'est dans la littérature que se manifestait le pourrissement. Selon Gibbon, pour les rhéteurs du IIe siècle, la prégnance des modèles du passé - ces «fiers anciens» qui avaient exprimé «leurs sentiments authentiques dans leur langue maternelle» - n'avait engendré que «des imitations serviles et sans âme». «Le nom de poète était presque oublié ; les sophistes avaient usurpé celui d'orateur. Une nuée de critiques, de compilateurs et de commentateurs ternissait le visage du savoir et la corruption du goût suivit de près le déclin du génie.» Ce «génie», Gibbon l'associe à la liberté et, de manière plus subtile, à la masculinité. Il prend à son compte la comparaison de Longin entre l'esprit de ses contemporains «enchaîné par la servitude» et les enfants dont les membres sont atrophiés pour avoir été trop comprimés. Même si, dans une note de bas de page, Gibbon critique Longin pour son manque de «hardiesse masculine», il reprend sa métaphore pour l'appliquer aux corps des citoyens dans leur ensemble : «L'Empire romain n'était en réalité qu'une race de Pygmées.» Pour lui, l'insémination est le remède à ce mal : «Les fiers géants du Nord firent irruption et redonnèrent un sang neuf à cette lignée abâtardie.» Bien que Gibbon conclue en mettant l'accent sur les bienfaits inestimables de la revirilisation brutale de l'Empire romain par les géants («Ils restaurèrent un mâle esprit de liberté»), l'impression qui domine est que les faiblesses dans la littérature et le savoir ne sont, d'une manière ou d'une autre, que les signes d'une virilité déficiente qu'un traitement eugénique pourra suppléer.
Pour le plus grand helléniste des temps modernes qu'est Gibbon, le corps politique du IIe siècle n'était pas seulement déficient, il était également malade. Au XIXe siècle, quand l'hygiène du corps national fut devenue un sujet de préoccupation pour l'État, Ulrich von Wilamowitz-MoellendorfF citait comme preuve d'«un âge dont le dieu avait perdu toute vitalité» la faiblesse physique des figures littéraires majeures du IIe siècle : chez les Grecs, Aelius Aristide, terrassé par l'épilepsie, chez les Romains, Fronton, mis à l'article de la mort par la goutte et, enfin, «le Gaulois», né sans testicules, «éminemment savant en latin et en grec, que Polémon, son pire rival, avait décrit ainsi dans sa Physiognomonie : "Il avait le front bulbeux, les joues flasques, la bouche large, le cou pendant et déformé, la cheville épaisse et le pied charnu. Il avait la voix d'une femme et, tout comme une femme, son corps, jusqu'aux extrémités, était totalement amolli. Qui plus est, sa démarche était lymphatique, ses articulations et ses membres étaient relâchés"». Pour Wilamowitz, Favorinus était «emblématique de son époque [...]. Son grec était truffe de solécismes ; c'était un philosophe-rhéteur, un courtisan fier de sa liberté, un eunuque brûlant de désir [...], un homme (excusez le terme !) de l'espèce qui s'adapte à l'époque, époque à la couleur chatoyante, celle du cadavre au bord de la putréfaction». En d'autres termes, on nous invite à faire la physiognomonie de l'époque, à établir des liens entre les imperfections visibles du corps (elles-mêmes parfois trompeuses, comme la «couleur chatoyante» du corps en putréfaction) et le pourrissement intérieur. Même G. W. Bowersock, qui a oeuvré pour définir le contexte social de l'activité des sophistes sous le règne des Antonins, se laisse parfois aller à la métaphore du mal invisible : «Au coeur de cette époque glorieuse sévissait une véritable maladie, mais Galien lui-même ne pouvait rien contre elle. Il l'ignorait, mais lui-même en était atteint.»
Biographie de l'auteur :
Maud Gleason est professeur à l'université de Stanford. Ses recherches portent sur les Grecs et leur culture dans l'Empire romain. Elle a publié de nombreux travaux sur le genre et l'identité, la mise en scène de soi et la religion dans l'Antiquité.
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