Extrait :
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Maintenant, ici, c'est l'automne, il y a encore des moments où le soleil brille, on l'accueille avec émotion & gratitude. Mais il faut se résigner. Froidure nous est promise, froidure viendra, c'est inexorable. Il y a quelques jours, dans la grande pièce en bas, j'ai allumé le poêle, après l'avoir d'abord nettoyé, il restait de la suie de mai dernier ; puis j'ai versé dix litres de combustible, j'ai fait brûler le petit carton rose imprégné de cire et l'ai laissé tomber au fond du poêle, dans l'étroite traînée de mazout qui commençait à suinter, et aussitôt le feu a pris, j'étais content et soulagé : ça brûle, ça va chauffer. La grande pièce sera un peu trop chaude, mais la chaleur, par la porte ouverte, va se propager dans la maison. Les pièces du premier étage restent fraîches. Et nous sommes encore loin, pour le moment, du froid de l'hiver ; jusqu'au premier gel il y a encore quelques semaines. Ce soir, cher Chen, j'ai relu la première page de ton «Premier Cahier» et à la huitième ligne je retrouve la citation de Su Tung po : Le monde est semblable à un rêve printanier qui se dissipe sans laisser de trace. Froidure nous est promise, froidure viendra. J'ai l'impression qu'au départ de ton livre tu te places sous la protection de quelqu'un qui, il y a très longtemps, écrivait. Et moi, c'est à toi que je vais encore & encore faire appel, afin de... afin que..., on verra...
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Presque toujours les nouvelles que je te donnais étaient de cet ordre-là : petits cartons roses imprégnés de cire, ou encore quelques observations concernant le ciel, les nuages, ou encore des indications de température. Plus tard, beaucoup plus tard, ce sont là les seules choses qui comptent et dont on aura plaisir à se souvenir. Mais je le sais bien, c'est moi plutôt que toi que je protège ainsi. Et tu ne m'en as jamais voulu ; cela fait quinze ou vingt ans que je t'écris. J'ai connu quelqu'un, il s'appelait Dr Wambach, qui quatre fois par jour, chaque jour, notait la température, le matin à six heures, à treize heures, à dix-neuf heures et à minuit ; nuit après nuit il dormait moins de six heures pour être ponctuel à ses rendez-vous climatologiques. Et pour le reste, sa vie n'était pas drôle. Mais il n'en parlait à personne. Puis un jour, vers les onze heures du matin, il est mort, à soixante-quatorze ans. On ne le trouva, mort, que trois jours plus tard. Personne ne réclama sa dépouille. Le calcul de l'heure exacte de sa mort avait été difficile, mais les spécialistes y sont finalement arrivés, à force de nombreux recoupements d'indices, ils firent marquer : onze heures, ou, en tout cas, avant midi. Le Dr Wambach avait commencé le recueil de ses notations vers l'âge de quatorze ans - on peut donc dire qu'il a écrit pendant toute sa vie.
Présentation de l'éditeur :
Lambert Schlechter est né en 1941 à Luxembourg. Il était professeur de philosophie et de français. Son oeuvre se construit par éclats. Éclats de poèmes, de prose, de journal, de réflexions. Il s'engage très loin dans la tentative de tout dire pour atteindre au merveilleux, à l'extraordinaire, et à l'intime. Il donne ainsi de sa vie une mise en perspective qui accueille nos propres questionnements. Difficile de classer cette oeuvre qui relève avant tout de la poésie.
Chen Fou (1763-1810) est un pauvre lettré chinois, auteur d'un livre autobiographique, Récits d'une vie fugitive, joyau de la littérature chinoise, qui depuis sa publication en 1877 connaît un grand succès ; Chen Fou décrit les humbles joies et peines de la vie, et rend un touchant hommage à son épouse Chen Yun qu'il perd après vingt ans de vie commune.
Lambert Schlechter a vécu la même douloureuse expérience et, comme en écho littéraire et fraternel, construit son livre comme une suite de lettres à ce lointain confrère... Il lui confie ses joies et ses peines, ses observations et ses inquiétudes. Le lecteur se trouve le témoin indiscret de ces confidences...
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