Extrait :
L'envers de Versailles
D'après une légende datant de l'antiquité, le feu grégeois consistait en un amalgame de matières combustibles au moyen duquel on pouvait incendier une ville, une flotte, des moissons, tout un pays, avec un succès d'autant plus certain que, par surcroît, la savante mixture transformait l'eau en flammes. On raconte qu'un chimiste des temps modernes, ayant retrouvé la formule de cette infernale composition, la soumit à l'un de nos rois, - Louis XIV ou Louis XV, qui s'empressa de lui acheter son secret, pour l'anéantir, et d'enfermer l'ingénieux inventeur dans quelque oubliette d'une bastille d'État. Mieux vaut ne point s'attarder à la pensée qu'il y a, de nos jours, en Europe, des pays où un tel homme serait considéré comme un bienfaiteur de l'humanité et qu'on se hâterait de mettre son invention en pratique. L'anecdote - dont on ne peut, d'ailleurs, établir l'authenticité -m'est remise en mémoire par la trouvaille d'un érudit fouilleur d'archives, M. Alfred Hachette, qui a découvert, dans les papiers de la Maison du roi, les dossiers des inventeurs de tous genres - naïfs artisans persuadés qu'ils avaient reçu l'éclair d'En-Haut, navigateurs ou aéronautes en chambre - qui, au XVIIIe siècle, s'empressaient de mettre leurs géniales conceptions au service du souverain, et, bien entendu, dans l'espoir d'être royalement récompensés. Ce qui surprend, c'est la pauvreté de leurs créations : les plus aventureux ne rêvent pas d'autres merveilles que des voitures sans chevaux ou des machines volantes capables de se diriger dans les airs. Les ministres, les directeurs ou architectes des bâtiments du roi, accablés sous l'afflux de ces propositions saugrenues, en arrivent à un tel scepticisme qu'à peine prennent-ils le soin de griffonner, en marge de la pétition, la formule courtoise destinée à décourager les inventeurs, sans pourtant les réduire au désespoir. Bien peu obtiennent la faveur d'expérimenter leur appareil ; on cite pourtant le cas d'un «physicien» qui, en 1779, offrit le modèle d'une chaise roulante, montée sur quatre roues, où pouvaient prendre place deux personnes. Debout, derrière elles, «dans une sorte de malle ou de coffre dissimulant le mécanisme», un solide gaillard imprimait à la machine un mouvement plus ou moins rapide, en appuyant alternativement chacun de ses pieds sur des pédales à ressorts. Le créateur de cette nouveauté fut autorisé à l'exhiber aux Parisiens ; on la vit à la place Louis XV, aux Champs-Élysées ; elle roula même jusqu'à Versailles. Les voyageurs qui s'y prélassaient assuraient que ce genre de locomotion était des plus agréables. L'impression du pauvre diable, promu à la dignité de moteur, devait être un peu différente. Personne ne pensa à s informer de son opinion; mais il dut paraître, en fin de course, si fourbu et si essoufflé que le «physicien», créateur de cette mécanique, reconnaissait la nécessité indispensable d'établir sur les routes, au lieu de relais de chevaux, des «relais d'hommes»... L'affaire en resta là. La chaise roulante devait attendre près de cent ans avant de se transformer en vélocipède.
Biographie de l'auteur :
Après des études chez les pères jésuites, il entre comme employé au Ministère des Finances. Devenu journaliste, il collabore à " La Revue des deux mondes " et au " Figaro " où il écrit ses premiers récits historiques. Spécialiste de l'histoire de la Révolution française, il publie un nombre important d'ouvrages sur le sujet, dans un style narratif et anecdotique qui a influencé des historiens tels qu'André Castelot d Main Derme. Après avoir tenté une première fois d'entrer à l'Académie française en 1909, au fauteuil de Victorien Sardou, il est élu en 1932 au fauteuil de René Bazin. Il meurt le 7 février 1935 avant d'avoir prononcé son discours. Il est l'auteur de plus de 5o livres dont la plupart seront réédités dans cette collection.
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