Extrait :
Théophile Gautier n'avait pas tout dit
«À quoi bon un livre sur la Turquie ? Avez-vous lu Gautier ? Lisez Gautier. Il a tout vu en Orient et tout dit.»1 Par ces propos, tenus par «un Monsieur très bien», commence l'ouvrage d'une voyageuse française, Marguerite Bourgoin, publié en 1936 sous le titre La Turquie d'Atatürk. L'interlocuteur de cette auteure intrépide n'était sans doute pas le seul, alors, à penser que le Constantinople de 1853 avait «tout dit». Documenté, fourmillant d'impressions, le récit de ce voyage répondait à des questions multiples, même à celle-ci, objet d'un chapitre spécial, «la première question que l'on adresse à tout voyageur qui revient d'Orient» : «Et les femmes ?» Gautier y échappait, non sans l'avoir «convenablement brodé», au «lieu commun oriental» de la «sultane ruisselante d'or et de pierreries», retirée en quelque lieu secret et «dont le sourire vous fait des promesses voluptueuses bientôt réalisées». Renonçant ensuite à copier les voyageurs précédents, il passait à «quelque chose de plus précis», une soirée dans un «intérieur turc», plus contemporaine il est vrai : somptueusement parée, une femme (khanoun) recevait «une dame invitée à dîner» qu'accompagnaient son esclave favorite et une mulâtresse, et, dans un décor rappelant les tableaux de Delacroix, elle lui offrait un luxe de mets où dominaient les sucreries.
Près d'un demi-siècle plus tard, sur son rectangle cartonné, la «photographie timbrée»6 écrit une autre histoire, loin des échos des Mille et une Nuits, des Orientales ou des tableaux de Decamps qui peuplaient encore l'imagination du flâneur, fût-il épris de modernité, lorsqu'il arpenta la ville en 1852. Voyageant dans l'espace et le temps, la carte postale, même si elle convoque encore souvent ce passé, mais en reléguant à l'arrière-plan les lieux imaginaires des contes et de la peinture, ouvre à de nouveaux horizons par le jour plus réaliste que la photographie jette sur lui.
d'Abdulhamid II à Mustafa Kemal
La période où s'exposent sur cartes postales femmes ottomanes et dames turques n'est plus la même, il est vrai, que celle où Gautier déambulait à Constantinople. Elle s'étend du règne d'Abdulhamid II, sultan ottoman et calife de l'islam de 1876 à 1909, au pouvoir de Mustafa Kemal qui, proclamant la République en 1923, engage des réformes transformant l'ancien Empire en une République moderne, avant de disparaître en 1938. Différentes étapes jalonnent cette histoire, en particulier le rétablissement de la Constitution sous l'action des Jeunes Turcs en 1908 et, en 1920, le traité de Sèvres qui marque le démantèlement de l'Empire. De l'Albanie à la Mésopotamie, de Salonique à Alep via Istanbul, les cartes postales les plus anciennes proposent ainsi la vision multiethnique et multiconfessionnelle de l'Empire avant sa disparition, tandis que les plus récentes se limitent à l'Anatolie et plus exactement au monde urbain, Istanbul restant un sujet phare. S'il est difficile de dater exactement les cartes, beaucoup sont expédiées, comme l'indique le timbre, autour de 1900, mais un certain nombre reproduisent des photographies antérieures.
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Présentation de l'éditeur :
Albanaises musulmanes et... catholiques, Arméniennes, Bohémiennes de Smyrne, Bosniaques, Bulgares, Kurdes, Juives de Salonique, Macédoniennes, S urs franciscaines de Mardin et S urs mariammettes du Liban, et « Dames turques » chères à Loti, puis les silhouettes modernes de l époque kémaliste... Les femmes sur cartes postales satisfont un certain goût de l exotisme.
Mais sous le jour plus réaliste de la photographie, ces représentations ont aussi une portée ethnographique et historique. Avec les textes d époque qui les prolongent, elles témoignent d une évolution de l imaginaire occidental. Et, par le prisme de l humanité féminine, elles éclairent la diversité, aujourd hui mise à mal, des sociétés de l ancien Empire ottoman, où la tradition le dispute toujours à la modernité...
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