Extrait :
La foule le retenait en son sein. Chaque fois qu'il tentait une échappée, les courants qui semblaient animer le gigantesque peloton le ramenaient de la périphérie vers le centre. Il agrippa la rampe qui devait le conduire à l'extérieur de la station de métro. Quelques flocons épars tombaient alors sur Tokyo. Il avait beau faire des efforts, lutter contre les clichés inhérents à sa propre culture, il ne pouvait envisager ce pays autrement qu'en termes de rapports entre le groupe et l'individu. Il se hissa tant bien que mal, écrasé par la pression des corps. Comme les bancs de poissons ou les vols d'étourneaux, les badauds paraissaient obéir à une force qui lui restait imperceptible, une énergie secrète qui dictait son mouvement à la chair. À l'intérieur de cette harmonie, il se sentait à la fois fier et curieusement honteux d'être un électron libre. Si les gens le dévisageaient, ce n'était pas seulement parce qu'il était un étranger, un gaijin, mais surtout parce que ce sens inné de la communion sociale lui serait pour toujours inaccessible.
À contrecoeur, il finit par lâcher la rampe. La ville tout entière semblait habitée par le chuintement continu du bruit rose. Ses mains se décrispèrent enfin. On cherchait dans le hasard des sons la présence d'une voix, dans la confusion des images, l'apparition d'un signe. En cette fin d'après-midi, la nuit tombait déjà sur Electric town, district d'Akihabara. Pascal Klein s'engouffra dans la rue Myoujin, puis tourna à droite dans l'immense avenue Chuo qui partageait l'horizon en deux hémisphères symétriques et fluorescents. La lumière des enseignes déchirait le crépuscule par intermittence, giclant sur les façades comme une hémorragie. Cou coupé sans soleil.
Durant l'occupation américaine, le quartier que l'on surnomme Akiba était devenu la plaque tournante du marché noir. On y échangeait alors des pièces détachées d'appareils électriques, les premiers transistors, puis des circuits imprimés. Comme il y avait eu un archipel du goulag, on assistait maintenant à l'émergence d'un réseau d'îles artificielles, un chapelet de métropoles spécialisées. Si Paris n'était plus à ses yeux qu'un village Potemkine, il avait le sentiment d'être à présent dans le foyer vertigineux d'un instrument d'optique, le point focal où s'effectue la mise au point.
Présentation de l'éditeur :
Pascal Klein est un brillant marchand d'art, bien que conscient que certaines des uvres qu il expose sont parfois plus proches de l escroquerie intellectuelle que de la véritable création artistique. Mais sa réussite matérielle ne suffit plus au héros qui s interroge à la fois sur l origine de la vocation picturale de son père et sur sa propre frustration de ne pouvoir peindre comme lui... Or, les réponses à ses questions se trouvent sans doute dans la toile de Marc Chagall qui ornait la chambre paternelle lorsqu il était enfant, avant de disparaître au cours de la Seconde Guerre mondiale. Pascal part donc à la recherche de ce tableau, comme à la découverte de ses propres racines, et l'enquête sur la spoliation des biens juifs devient pour lui quête existentielle.
Fresque historique, saga familiale aussi bien que réflexion sur l'histoire de l'art, Les successions est, comme
Le réprouvé, un grand roman initiatique qui transporte le lecteur à travers le temps et les lieux : du monde secret des collectionneurs à celui des yakusas japonais, en passant par les périodes les plus noires de l Occupation.
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