Extrait :
Extrait de la préface de Bruno Doucey
1er septembre 1939. L'Allemagne d'Adolf Hitler envahit la Pologne, en violation des droits internationaux. La guerre est devenue inévitable.
Quelques jours plus tard, en France, un homme âgé d'une trentaine d'années reçoit son fascicule de mobilisation. Soldat de deuxième classe, il doit se présenter à la caserne Vallongue à Nîmes pour être incorporé à la «947e Compagnie des Tracteurs». Avant son départ, il recopie en hâte vingt-quatre quatrains du poète de la Perse Omar Khayyam. Un petit carnet à couverture bleue comme seul viatique dans les temps de détresse. Des poèmes pour affronter la guerre. Un homme fou, fou, fou de poésie.
Une fois franchi le portail de sa caserne, ce 6 septembre 1939, l'homme se souvient que Guillaume Apollinaire avait été, lui aussi, incorporé à Nîmes comme canonnier conducteur en 1914. Comment ne pas y voir un signe du destin ? «Le même mois, le même jour que moi, vingt-cinq ans avant...» Le soldat qui prononce ces mots en son for intérieur sent confusément qu'il est au seuil d'une autre vie. Une rupture, si dramatique soit-elle, peut engendrer «une naissance émerveillée», écrira-t-il bientôt dans l'un de ses poèmes. En 1939, cet homme n'est qu'un anonyme parmi d'autres, mais cet anonyme va changer le visage de la poésie française. Il se nomme Pierre Seghers.
Pour les poètes de sa génération, la guerre qui éclate au début de l'automne 1939 n'est pas une surprise. D'une part, parce que l'irrésistible ascension d'Adolf Hitler en Allemagne s'accompagne depuis plusieurs années de pratiques répressives (à l'encontre des démocrates, des communistes et des Juifs) et de provocations en direction des démocraties voisines. D'autre part, parce que des événements survenus en Espagne trois ans plus tôt ont éveillé les consciences. Le sort que les nationalistes espagnols, menés par le général Franco, ont réservé aux républicains du Frente popular, puis le pilonnage en plein jour de la petite ville de Guernica le 6 avril 1937 par les escadrilles de la Wehrmacht, apparaissent rétrospectivement comme une funeste répétition générale du drame qui s'abat sur le monde à la fin des années 1930. Au fond, le coeur des futures Éditions Pierre Seghers a commencé à battre lorsque celui de Federico Garcia Lorca s'est arrêté, en août 1936, sous le feu de la mitraille fasciste.
À peine mobilisé à Nîmes, puis à Forcalquier où sa section se trouve détachée, Pierre Seghers fait allégeance à cette poésie de circonstance qu'Éluard ou Aragon présentent déjà comme le véritable «honneur des poètes». Quand la haine suppure sur le monde, il n'est plus temps d'offrir aux lecteurs des «bibelots d'inanité sonore» ou de purs exercices de virtuosité littéraire. Il faut prendre date avec l'Histoire, tenter d'agir sur le cours des événements, prendre sa place dans le combat de l'Homme pour l'Homme.
Présentation de l'éditeur :
Comme une main qui se referme rassemble les poèmes que Pierre Seghers rédigea pendant la Seconde Guerre mondiale, tandis qu il devenait lui-même l éditeur des poètes engagés. L esprit de résistance souffle sur ces textes qui furent écrits avec une conscience aiguë du désastre, diffusés sous le manteau, parfois signés d un pseudonyme dans les revues de l époque : « P.C. » en France, « Fontaine » à Alger, « L Honneur des poètes » aux Éditions de Minuit clandestines. Poésie de combat, poésie « de contrebande » par laquelle un homme affirme son droit à la liberté, sa volonté de vivre et ses raisons d aimer. Dans une postface qui éclaire le contexte historique, Bruno Doucey explique que Seghers en appelait à la fin de sa vie à la vigilance : « Jeunes gens qui me lirez peut-être, tout peut recommencer. Les bûchers ne sont jamais éteints [...] N acceptez jamais de devenir les égarés d une génération perdue. »
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