Extrait :
Le soldat Botillon
On se regroupe pour une photo. On se tient par les épaules avec les tripes à l'envers à cause de la peur, mais on se sent forts. Le photographe a son trépied pour se protéger et nous, on n'a rien, rien d'autre qu'une irrésistible envie de survivre. Des obus s'abattent au hasard, tonnent autour de nous car ceux d'en face préparent le terrain pour nous accueillir. Il va falloir aller vers eux tout à l'heure, au contact, les tuer ou se faire tuer, la guerre n'attend pas. On se débrouille pour tenir dans le cadre et montrer nos muscles, on exagère la pose, on fait les malins, on appelle par leur nom de famille ceux qui traînent : «Botillon, Delmas, Leroux, magnez-vous !» Le photographe s'impatiente, il a peur et on rit, il s'adresse à nous comme on dit une prière : «Cessez de bouger, s'il vous plaît, s'il vous plaît messieurs.» Ça fait longtemps qu'on n'a pas entendu une formule de politesse, deux fois de suite la même, encore moins. Nos corps terrifiés exultent la trouille car il faut faire semblant d'être un homme, il faut bomber la poitrine devant les copains et devant cet objectif que l'on perce de nos yeux encore si jeunes et qui ont déjà tellement vu la mort. «Messieurs, je vous en prie !» il ajoute une dernière fois, il lève l'index et CLAC, l'appareil fait entendre un bruit sec ; ça y est, cette infime seconde est figée pour toujours. Le photographe, avant de remballer son matériel pour aller se mettre à l'abri fissa, nous dit qu'on est dans la boîte.
Mon frère aussi il est dans une boîte, il s'appelait Botillon bien sûr, mais il ne sera pas sur ce cliché. On était dans le même régiment et maintenant il y a un petit jardin qui pousse sur son ventre. C'est ce qu'on dit quand un soldat se fait tuer. On l'enterre, on tasse la dernière pelletée du plat de la pelle et on lâche la formule gentiment : «Repose-toi bien, bonhomme, tu vas avoir un beau petit jardin sur ton ventre.» On ne pleure même plus tellement on a l'habitude d'ensevelir nous-mêmes ceux qui sont «morts à l'ennemi». Quand on le connaît, on gribouille son nom sur un papier que l'on glisse dans une bouteille fichée en terre, culot en l'air, devant la tombe. Comme ça après la guerre, ça sera plus facile pour rendre le corps à la famille. Ensuite, on retourne croupir avec le reste de la section, la pelle sur l'épaule et un copain de plus en moins. On traîne les pieds, le poids de la mort nous donne le pas solennel. Il arrive qu'on mette en terre un soldat qu'on ne connaît pas, qui ne possède aucun papier sur lui, ou même un Allemand. On l'enfouit là où on le trouve, on bricole une croix, on note : Ci-gît un inconnu. Quelquefois, on ne trouve pas de bois pour la croix, des hommes pourrissent à l'air libre, d'autres sont engloutis par des bombes, d'autres restent vivants. Vivant, quand on vit dans ce merdier, ça n'a pas tellement de sens.
Présentation de l'éditeur :
Le soldat Botillon part à la guerre de 14 et se retrouve au front sans rien comprendre de ce qui lui arrive, soldat de base sous le feu de l'ennemi. L'histoire du soldat Botillon alterne d'un chapitre à l'autre avec le récit d'une réunion de famille à notre époque, pour fêter les cent ans de l'arrière-grand-mère, la fille du soldat Botillon qui n'a jamais connu son père disparu lors des combats. La quatrième génération joue à la guerre dans le jardin et ces batailles contrastent joyeusement avec le récit du soldat Botillon.
Hervé Giraud est l'auteur de documentaires pour la jeunesse. Pas folle la guêpe est sa première incursion dans la fiction : un coup de maître ! Halil, enfant de Turquie, collection «Enfants du monde», PEMF, 2006. Siti, enfant de Malaisie, collection «Enfants du monde», PEMF, 2005.
Halil, enfant de Turquie, collection «Enfants du monde», PEMF, 2006.
Siti, enfant de Malaisir, collection «Enfants du monde», PEMF, 2005.
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