Extrait :
Au moment où M. Fauche prenait le train, il vit descendre d'une voiture de troisième classe une jeune fille qui, après avoir jeté deux cartons à chapeau sur le quai, lestement sautait du marchepied.
- Tiens ! qui c'est-il ?
Il connaissait toutes les jeunesses du village ; il n'avait pas encore vu celle-là. Il cala dans le filet son sac de voyage, poussa sous la banquette un petit panier d'osier qui sentait le poisson frais. Et encore une fois, penché à la portière que le garde refermait, il regardait, sautillait du côté du fourgon aux bagages avec des mouvements légers d'oiselle, la jolie silhouette.
Un coffre en bois fut jeté brusquement à terre : elle eut un geste d'effroi comme si le coffre allait se rompre. Et puis la locomotive souffla comme un gros chat, le train doucement se mettait à glisser. Jean Fauche n'aperçut plus que le flottement d'un bout de robe rose qui tournait la barrière. Il rentra la tête, car les arbres du verger lui masquaient la vue de la gare.
Il était certain à présent que c'était une petite personne comme il en venait quelquefois à l'hôtellerie de la Truite d'Or. Il alluma un cigare et ne pensa plus qu'à la chose pour laquelle, tous les quinze jours, il prenait le train et se rendait à la ville. Jean Fauche généralement choisissait le samedi. Il quittait sa maison un quart d'heure avant le passage du train, enfilait la venelle près de l'église, marchant devant lui de son large pas tranquille. Ces jours-là, il endossait son veston neuf, linge frais, chapeau mou à plume de faisan sur l'oreille. C'était un grand garçon de vingt-huit ans, carré d'épaules, le jarret sûr, les hanches souples. Il passait pour être un peu secret, très occupé de chasse, de pêche et de jardinage, l'oeil en dessous quand il trouvait quelqu'un sur sa route.
Un jour il avait débarqué ; la maison était vieille, en moellons du pays, face au fleuve, sur la marine. Elle lui avait plu ; il l'avait louée ; et le jardinet s'était accru d'une serre à raisins ; un grand sarment de rosier avait grimpé le long du pignon. On arrivait des petites rues le soir aspirer l'odeur de ses roses et de ses pois de senteur, selon la saison. M. Jean Fauche vivait là d'une vie solitaire, poétique et silencieuse. Il s'était ménagé un atelier sous le toit. Il lui arrivait de peindre quelquefois, quand la pêche et le reste lui en laissaient le temps. Fallait-il qu'il fût riche pour se permettre toutes ces dépenses ! Le vieux Tantin Rétu, qui était son homme à tout faire, disait en clignant de l'oeil qu'il était monté une fois là-haut et qu'il y avait vu en peinture une grande diablesse de femme déshabillée. Cependant M. Fauche peignait de préférence le paysage. Il y avait à peu près quatre ans qu'il habitait le pays et tout de suite, deux fois le mois, il avait pris l'habitude de partir pour la ville. Thiérache, le tailleur, qui jouait de l'harmonium après sa journée, levait alors la tête par-dessus la table où il causait, accroupi à la turque, et disait à Nanine, sa femme :
- Ben, v'là le temps.
Nanine avait une chèvre. Comme si c'eût été aussi pour celle-ci le moment, elle répondait gravement :
- Pour sûr, v'là le temps.
Présentation de l'éditeur :
Noémie Larciel est maîtresse d'école à la ville. Affaiblie par une anémie, elle part se reposer dans un village des Ardennes. Elle tombe amoureuse d'un homme du village, mais elle va repousser sa demande en mariage, car elle estime ne pas pouvoir abandonner ses élèves qui ont besoin d'elle. L'eau suit sa pente, et la jeune institutrice aussi : «Comme va le ruisseau... comme vont les ondes de la vie, comme va l'élan des âmes.» Un texte à la narration simple, un livre qui ressemble à un beau pastel de Millet. L'auteur sait trouver le verbe juste, l'épithète vraie, le mot qui peint cette nature des Ardennes, qui décrit cette jeune femme franche et gracieuse. Une histoire dont l'authenticité est renforcée par quelques locutions du terroir paysan et de magnifiques descriptions de scènes de pêche à la ligne.
L'auteur : Camille LEMONNIER
Camille Lemonnier, né à Ixelles le 24 mars 1844, et mort dans sa ville natale le 13 juin 1913, est un écrivain belge particulièrement fécond. Ce Brabançon était le fils d'un avocat wallon et d'une Flamande. On a souvent surnommé Lemonnier le «Zola belge», bien qu'il ait affirmé que cette étiquette ne lui convenait pas. II fut un des artisans de la renaissance littéraire belge du XIXe siècle. La francophonie ne lui accorde pas la place qui lui revient, il est notamment trop peu connu en France. Ceux qui découvrent son oeuvre ne comprennent pas pourquoi elle n'est pas mieux reconnue.
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