Extrait :
LE BOUSCASSIÉ
S'IL est des chrétiens qui naissent tout vêtus, comme on dit en Quercy, le bouscassié (bûcheron habitant les bois) ne fut certes pas du nombre. En 1845, des vendangeurs l'ayant trouvé sous une souche, nu comme un ver et venant d'éclore, le portèrent incontinent chez le curé du lieu. Bien que la recherche de la paternité fût interdite alors comme elle l'est aujourd'hui, ce recteur fit, à ce sujet, une enquête des plus minutieuses et qui n'aboutit point. Après maint et maint discours en l'air et force démarches en tous sens, on avança trois ou quatre hypothèses et l'on finit par admettre la dernière et la plus vraisemblable : quelque fille des environs, jalouse d'anéantir la preuve de ses amours clandestines, avait sans doute, à peine délivrée, abandonné l'enfant. Encore humide de rosée et tout couvert de terre, il fut baptisé sans retard, afin qu'en cas de mort il pût se présenter en l'autre monde plus décemment qu'il ne l'avait fait en celui-ci. Comme il avait été relevé le jour de la fête et sur la paroisse de Saint-Guillaume-le-Tambourineur, on l'appela Guillaume ; et plus tard, pour le distinguer de ses divers homonymes, les paysans de la localité l'intitulèrent Inot, du nom même d'une veuve décédée sans progéniture, et à laquelle appartenait la vigne où, par un soir pluvieux d'automne, il avait été ramassé plus mort que vif. «Avant peu, nous ne l'aurons plus,» avaient pronostiqué, le voyant prêt à rendre l'âme, ceux qui l'avaient recueilli ; c'est un ange ! et ses pareils ne s'aiment que dans les nues, il s'envolera !» Mais à peine ondoyé, le nouveau catholique, né sournois sans doute, n'eut plus l'air de vouloir s'en aller là-haut et dès lors s'implanta ici-bas avec une opiniâtreté d'orphelin. N'ayant pour toute fortune que ses émoluments de fonctionnaire ecclésiastique et les légumes du potager confinant au presbytère, le desservant, après avoir nourri durant quelques mois le marmot à la fiole, tantôt avec du lait de vache et tantôt avec du lait de chèvre, parla tout à coup de le transporter à l'hôpital de Moissac : «A la longue, disait-il, il achèverait de boire toutes mes messes et me mangerait, toutes crues, et l'aube et l'étole.» Oyant par hasard ce propos, un tailleur de pierres qui réparait l'architrave de l'église paroissiale affirma que, si l'on voulait lui confier cette «vermine», il s'en chargerait avec beaucoup de plaisir et la garderait tant qu'elle aurait envie et besoin de sucer.
Biographie de l'auteur :
Léon-Alpinien Clavel fait revivre dans ses romans la terre du Quercy et ses paysans misérables. Son père était bourrelier (artisan qui travaille le cuir). Il est né à Montauban en 1835. Ayant obtenu un diplôme de docteur en droit, il devient clerc d avoué. Il monte à Paris et entre en relation avec les milieux parnassiens. Il publie en 1862 son premier roman : Les martyrs ridicules. Baudelaire aide à le faire connaître en préfaçant son livre ; il souligne « son art minutieux et brutal, turbulent et enfiévré ». Nombre de ses écrits sont jugés subversifs. Une nouvelle qui défend l amnistie pour les condamnés de la Commune lui vaudra la peine de prison. Il adhère à l académie Goncourt dès sa création, avec des auteurs comme Alphonse Daudet, Zola... Il retourne ensuite vivre dans son Quercy natal, où il écrivit sur la vie des paysans. Ses romans dépeignent les lieux et les paysans du Quercy : de hautes, âpres, rudes figures. Ainsi : Le Bouscassié (1869), L homme de la Croix-aux-B ufs (1878), Ompdrailles (1879). Romantique et républicain, il est à la fois régionaliste et socialiste. Il se place sous la figure tutélaire de Victor Hugo. Il décède en 1892.
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