Extrait :
- Reste ici ! Ne t'éloigne pas !
L'enfant qui tenait fermement sur ses courtes jambes escaladait, avec attention, la marche donnant accès à la rue et se précipitait, enfin libre, sur le trottoir. Elle savourait sa victoire. Elle s'échappait de la pénombre fraîche de la maison pour atterrir dans la violente chaleur poisseuse du jour. Elle vacillait, indécise et éblouie, ne sachant où diriger ses pas. Tant de possibilités s'offraient à elle dans ce village qu'elle explorait depuis qu'elle pouvait marcher. Le Château, l'église, les fontaines, les voisines... Chaque parcelle lui renouvelait quotidiennement son lot de surprises et de rêves, de plaisirs et d'émerveillement...
- Ne t'éloigne pas ! Les gitans ne sont pas loin ! Noiraude comme tu l'es, ils vont te prendre pour une des leurs et t'emmener !
L'enfant regardait ses mains. Elles n'étaient pas très blanches mais pas noires non plus ; pourquoi sa mère la grondait-elle comme cela ?
- Ne t'éloigne pas ! Les gitans sont des voleurs qui enlèvent les petits enfants ! Et comment te retrouverait-on après ? Ton père n'est pas là pour leur courir après, rentre à la maison !
En Espagne, depuis toujours, les gitans déclenchaient des peurs ancestrales à cause de leur nomadisme. Et encore plus dans ces années d'après guerre civile où le moindre déplacement de population était consigné, où la Garde Civile surveillait attentivement les allées et venues des uns et des autres.
Les gens murmuraient «Comment ces vagabonds qui voyagent sans entraves, sans être répertoriés nulle part, peuvent-ils vivre sans toit, sans travail ? Il est déjà tellement difficile de survivre en ayant les deux !» L'explication de ce mystère, avançait-on, c'était qu'ils vivaient de rapines ! On les apercevait le long des routes, carriole arrêtée, cueillant des caroubes, des fruits et des légumes. Ils entraient dans les fermes, et repartaient avec quelques volailles subtilisées - ne les appelait-on pas des voleurs de poules ? Et ces hordes d'enfants qui les suivaient, lors de leurs passages furtifs ? Comment pouvaient-ils en avoir autant en étant si misérables ? Non, il y avait là une autre énigme et on supputait que certains, dans cette progéniture, étaient des enfants kidnappés. Mais pourquoi enlèveraient-ils des enfants, contestaient les esprits froids et rationnels ? Oh, il ne fallait pas être naïf, ces gens-là étaient capables de tout et il n'y a jamais trop de mains, dans une bande, pour mendier et chaparder. Qui vole un oeuf, vole un boeuf et encore plus facilement un enfant qui est bien moins volumineux ! Des angoisses se diffusaient ainsi, de la culpabilité s'inoculait. Un sort tragique attendait les familles qui ne fermaient pas à double tour leur porte et ne mettaient pas en garde contre les dangers encourus à croiser des gitans.
Présentation de l'éditeur :
À travers le regard naïf et singulier d'une enfant malicieuse et turbulente, nous suivons, dans ce récit, les péripéties d'une famille éprouvée par la guerre d'Espagne. Comment, pour rejoindre le père, républicain parti travailler à Alger, passer de Polop, un petit village du Levant espagnol où tout est familier, rassurant, paisible, à une grande ville de l'autre côté de la mer, où tout paraît étrange, inquiétant, incompréhensible ? Comment retrouver des repères, s'adaptera une nouvelle société, acquérir une nouvelle langue ? Comment aller droit vers l'inconnu sans perdre l'équilibre ? S'intégrer sans se déposséder de son histoire ? Un récit passionnant, drôle et émouvant, qui ne nous quitte pas, même après avoir refermé le livre. Une magistrale leçon de vie.
Rosa Cortés est née à Polop en Espagne. Arrivée à Alger enfant, elle y a vécu jusqu'en 1976. Elle est sociologue. Elle a écrit de nombreuses nouvelles dans la revue Etoiles d'Encre.
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