Extrait :
Les îles
Cette chose rare qu'est le paysage existe seulement sur les bords de la Méditerranée et pas ailleurs...
Salvador DALÍ, musée Sabanci
JE me dois à une certaine franchise. Lecteur, je t'écris d'une île. Oh, pas une de ces îles que l'on imagine en fermant les yeux et dont les reflets s'en vont avec la rosée. Non, une île bien réelle, la plus grande, la plus belle, l'avant-dernière de ce chapelet d'îlots qui se trouve à une heure et demie à l'est de la pointe du vieux sérail. Par temps clair, ils apparaissent dans le paysage d'Istanbul, comme s'il était possible de les toucher. Dès les premières brumes, ils s'effacent, avant de disparaître complètement. Je précise bien : l'avant-dernière des îles, car il y en a plusieurs et l'une d'elles, la plus petite, s'appelle Sedef Adasi, l'«île de la nacre», avant le rocher de Léandre, repos des cormorans. Un mystère, une île aux rares maisons où l'on ne se rend que sur invitation. Certaines cartes ne la mentionnent même pas. Aucune ligne régulière de vapur ne la dessert. Comme si elle n'existait pas. Mais je l'aperçois à chaque fois que je pars marcher pour le «grand tour», au bout de l'île où je réside, au détour d'un virage, lorsque je me sens soudain transporté dans un univers de Grèce et de Côte d'Azur, tant par les odeurs de garrigue que la mer étale et tiède. Sedef appartient aux descendants d'un membre apparenté à la famille impériale, Fethi Ahmet Pasa, qui, écrit l'historienne Catherine Pinguet, «y planta des oliviers, des vignes et des artichauts». Je ne sais ce qu'il en reste, les gens parlant peu. Pour s'y rendre, il faut ruser et louer les services d'un bateau privé, comme au bon vieux temps des calques. Mais les pêcheurs se font soupçonneux et vous embrouillent encore plus lorsqu'il s'agit de prendre rendez-vous, comme s'ils cherchaient à en protéger l'accès avec un air entendu : «Que vas-tu faire là-bas ? Ce n'est pas pour toi !» De ces îlots perdus, il en existe d'autres dans la mer de Marmara, des points que j'aperçois à la jumelle de ma terrasse. Tous sont laissés aux oiseaux.
Au début du XIXe siècle, il fallait trois à quatre heures de bateau à rames - un calque de six ou huit rameurs -pour rejoindre Büyük Ada depuis le débarcadère de Tophane, la «grande île» où je me trouve maintenant, d'où j'écris ces lignes en cherchant dans ma mémoire la vigueur des premières impressions. Une expédition dont on sortait secoué et trempé, d'après les témoins de l'époque. Je le crois bien volontiers lorsque je vois à quel point ce bout de mer, depuis le débouché du Bosphore, peut devenir violent en quelques heures à peine. Même encore de nos jours, les journées de grosse tempête, il arrive que les îles retrouvent un isolement parfait, non loin d'une cité de plusieurs millions d'habitants. Si l'histoire ancienne des lieux est celle de Byzance, de ses empereurs déchus, exilés sur ces rochers, de moines, de pêcheurs et de villageois turcs, j'aime à imaginer que les premiers étrangers de l'époque moderne à les visiter furent les officiers de la flottille anglaise qui mouilla un temps, en 1807, dans la rade de Burgaz, la seconde de ces îles.
À cette époque, d'après les vieux traités, la France était encore l'alliée des sultans et, pendant que le général Horace Sébastiani protégeait Istanbul contre les visées de la perfide Albion, ces gentlemen entrevoyaient déjà ce qui serait, une fois la paix revenue, le lieu d'une possible villégiature. Le rôle des Anglais n'est pas à sous-estimer dans cette affaire car, maîtres des mers, ils furent les premiers à créer une liaison régulière entre la ville et ces îlots, ce qui n'empêcha pas les Turcs de leur tirer dessus lorsqu'ils repassèrent en sens inverse le détroit des Dardanelles et de leur couler deux bateaux.
Revue de presse :
Il écoute Istanbul les yeux clos comme le défunt poète Ohran Veli, qui mieux que tout autre exprimait les voix de la métropole du Bosphore, les cris des mouettes, les grincements des pontons, le halètement des «vapur» (les ferries), les cris des artisans des bazars. Le livre de Sébastien de Courtois est inclassable, tout à la fois guide, témoignage et récit au travers d'une longue errance intimiste dans cette mégalopole à la charnière de deux continents. Une ville de plus de 15 millions d'habitants, tout à la fois capitale dynamique et solaire, coeur d'une «movida» d'une Turquie s'affirmant comme une nouvelle puissance régionale émergente, et en même temps cité imprégnée du «hüzün», la mélancolie, cette humeur noire flottant sur les ruines des empires défunts, que raconte le romancier et prix Nobel Orhan Pamuk, comme lui «guetteur de la beauté accidentelle». (Marc Semo - Libération du 27 février 2014)
Dans "Un thé à Istanbul", délicat journal en forme de confidence, l'écrivain-voyageur Sébastien de Courtois raconte sa ville, son amour...
Pourquoi le lire ? Parce qu'il ne résiste pas à une certaine pudeur, c'est un récit, pas encore un roman, et que c'est émouvant. Parce qu'il est sincère et docte, c'est un "Lonely Planet" clandestin, le coeur en plus. Parce que ce n'est pas l'Istanbul du grand voyageur de passage qui nous est contée, c'est celle du nomade qui s'y est arrêté, qui s'y est engagé, qui l'a choisie comme l'on choisit une femme plutôt que toutes les autres (ou après toutes les autres). Et parce que c'est le premier livre d'une nouvelle collection, Chemins d'étoiles, dirigée par Gaële de La Brosse et Sylvain Tesson. (Marine de Tilly - Le Point du 27 février 2014)
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