Extrait :
Signification et phénomène
Comment lire Levinas ?
Claude Romano
Au cours des 50 ans qui nous séparent de la publication de Totalité et Infini, l'oeuvre de Levinas aura connu la renommée, le succès et même la consécration, mais elle demeure aussi difficile et exigeante, aussi mystérieuse peut-être qu'elle le fut à sa naissance. Son livre-phare luit d'un éclat singulier qui ne l'apparente à aucun autre et qui lui vient d'un en deçà de la lumière, s'il est vrai que celle-ci, et plus généralement la visibilité, règnent sans partage d'un bout à l'autre de la métaphysique occidentale. Les inédits qui commencent à paraître jettent-ils une nouvelle clarté - comme on dit - sur cette pensée, ou ne font-ils que la rendre à son énigme ? Il est trop tôt pour en décider. Force est de constater, cependant, que l'interprète qui se tient sur le seuil de Totalité et Infini se trouve dans une position comparable à celle de l'homme de la campagne à l'entrée de la Loi, dans la parabole de Kafka : la porte est faite pour lui, du moins le semble-t-il, et il lui est impossible de la franchir.
Il semble qu'aujourd'hui encore nous manquions d'un fil d'Ariane pour nous orienter dans ce labyrinthe. On a beaucoup insisté sur la dimension éthique de la philosophie de Levinas. Mais ne s'agit-il pas d'une éthique par amphibolie ? Rien de ce que nous mettons couramment sous cette expression ne correspond à «l'éthique» lévinassienne. D'abord, celle-ci ne prescrit rien de déterminé, ou presque. Même le «Tu ne commettras pas de meurtre» du visage reste entièrement indéterminé : s'appliquerait-il à ces criminels qui, par l'horreur et l'immensité de leurs exactions, se sont placés d'eux-mêmes au banc de l'humanité, pour reprendre une image d'Hannah Arendt ? L'éthique levinassienne ne tranche pas. À quoi nous engage concrètement la responsabilité infinie pour l'Autre qui répond de cet Autre jusque dans sa responsabilité ? Quelle maxime de l'action lui est conforme, quelle maxime lui est contraire ? Il est difficile de répondre. On ne peut même pas qualifier une telle éthique de «formaliste», car à la différence du formalisme kantien, elle ne contient rien qui corresponde à une «typique». L'universalisation de la maxime de mon action confère à la loi kantienne une application et même un début de contenu puisqu'elle indique selon quelles modalités et à l'aune de quel principe l'action individuelle doit et peut être évaluée. Mais devant le commandement ou l'injonction que nous adresse Autrui, chez Levinas, nous restons comme interdits. En somme, il ne s'agit pas d'éthique - laquelle est par définition toujours «éthique appliquée» - mais du sens de l'éthique : «Ma tâche ne consiste pas à construire l'éthique ; j'essaie seulement d'en chercher le sens».
Présentation de l'éditeur :
Textes réunis et présentés par Danielle Cohen-Levinas
L'oeuvre d'Emmanuel Levinas est depuis quasiment son commencement et jusqu'à ses ultimes écrits caractérisée par la quête d'une phénoménalité détective, échappant à toute représentation. La nouvelle voie dont parle Levinas consistera à déborder les perspectives de la métaphysique humaniste, à prendre le risque de remettre en cause l'enracinement de l'humain dans la "profondeur de l'être. Rien de moins donc que l'aspiration à une pensée de l'extériorité irréductible de la séparation et du face-à-face, s'efforçant de trouver une orientation, une sortie de l'être vers un Dire accordé aux commandements inouïs d'autrui.
Cinquante ans après la publication de Totalité et Infini, il nous a semblé pertinent de proposer des lectures et interprétations croisées de ce très grand livre d'Emmanuel Levinas, qui fut le premier dans le paysage intellectuel de l'époque à élaborer une pensée, voire une théorie de la subjectivité lace à l'autre présupposant toujours le surgissement et l'interpellation de la parole qui vient rompre l'économie immanente du Même.
Les informations fournies dans la section « A propos du livre » peuvent faire référence à une autre édition de ce titre.