Extrait :
Extrait de l'introduction
Un pavillon à claires-voies
Abrite doucement nos joies
Qu'éventent des rosiers amis ;
L'odeur des roses, faible, grâce
Au vent léger d'été qui passe,
Se mêle aux parfums qu'elle a mis ;
Comme ses yeux l'avaient promis
Son courage est grand et sa lèvre
Communique une exquise fièvre ;
Et l'Amour comblant tout, hormis
La faim, sorbet et confitures
Nous préservent des courbatures.
Paul Verlaine, «Cythère», Les fêtes galantes (1869)
Un homme entraîne une femme vers une galiote richement ornée. D'autres couples les précèdent en folâtrant. Ce sont des pèlerins de Cythère. Ils vont rendre à Vénus un ultime hommage, à moins que le sacrifice du coeur n'ait déjà eu lieu dans les bosquets consacrés à la déesse. A tendre l'oreille, on croirait entendre une divinité des bois murmurer aux amants : «j'ai choisi ce moment pour votre bonheur» ! Nous sommes en 1717. Antoine Watteau vient de rendre son morceau de réception à l'Académie royale de Peinture et de Sculpture, le Pèlerinage à l'île de Cythère, une toile dont la singularité donna naissance à un genre pictural : la fête galante. L'extraordinaire succès connu par la représentation de couples en partance pour l'île de l'Amour a fait de ce thème une véritable métaphore de la culture française du premier XVIIIe siècle : badinage amoureux, goût pour la campagne et érotisme souriant s'y donnent la main dans une farandole qui n'a rien d'innocent : «Ô ciseaux enrubannés de Watteau, quel joli royaume de Coquetterie vous tailliez dans le royaume embéguiné de la Maintenon» ! (Voir illustration 1). La relecture de Watteau au XIXe siècle par les Goncourt et par Verlaine, pour citer ces exemples connus, a créé l'impression durable que les cavalcades amoureuses des pèlerins pour l'île de Cythère incarnent au mieux l'esprit de la Régence de Philippe d'Orléans (1715-1723) avec ses fêtes campagnardes et ses galiotes en partance pour Saint-Cloud. Pourtant, l'oeuvre de Watteau arrive au terme d'un long processus de représentation de Cythère entamé des siècles auparavant. On connaît maintenant l'importance des pèlerinages pour Cythère au théâtre et à l'opéra dans des oeuvres précédant la carrière du peintre de Valenciennes, tout comme celle des voyages au pays de l'Amour rendus célèbres, dans les années 1650, par Madeleine de Scudéry. Ce simple constat mène à considérer attentivement la dette des pèlerinages d'amour du XVIIIe siècle, puisque l'on pourrait parfois envisager ceux-ci, en n'y prenant garde, comme des émanations de l'oeuvre de Watteau.
Peregrinato vita et Peregrinatio amoris
Avant de devenir un motif de fêtes galantes, le pèlerinage pour Cythère fut d'abord un thème littéraire d'origine religieuse. Il provient d'un type de voyage allégorique médiéval : la peregrinatio vita, dont Le roman des trois pèlerinages de Guillaume de Digulleville (XIVe siècle) est un célèbre exemple. (Voir illustrations 2 et 37). L'origine de ces pérégrinations mystiques est parfois vétérotestamentaire, mais très souvent néotestamentaire. Saint Paul, dans ses épîtres aux Corinthiens, compare la vie terrestre à un voyage devant nous mener à Dieu (Dum sumus in corporeperegrinamur à Domino ; 2. Cor. V, 6). Les diverses acceptions et occurrences de «peregrinatio» dans la Bible ont sans aucun doute contribué à la permanence de ces pèlerinages mystiques dans la littérature religieuse, comme en atteste encore, au début du XVIIe siècle, Le pèlerin du paradis de François Arnoulx. La littérature mystique tâchant de décrire les pérégrinations de l'âme n'a pourtant jamais occulté les nombreux textes et récits liés aux véritables pèlerinages pour Jérusalem et Rome, lesquels ont cours depuis les débuts de la chrétienté, mais aussi ceux pour Saint-Jacques-de-Compostelle, où apparaît un culte des reliques de saint Jacques-le-Majeur au IXe siècle. «Advena ego sum in terra», dit le psalmiste (Psaumes, CXVIII, 19) : je suis un voyageur sur terre, traduisent quelques biblistes, et il est vrai que l'Europe, du Moyen Âge à l'Époque Moderne, est le théâtre d'un nombre incalculable de pèlerinages.
Présentation de l'éditeur :
1717. Antoine Watteau vient de rendre son morceau de réception à l'Académie royale de Peinture et de Sculpture : le Pèlerinage à l'île de Cythère. L'extraordinaire succès que connaît la représentation de couples en partance pour l'île de l'Amour a contribué à faire de ce thème une véritable métaphore de la culture française du premier XVIIIe siècle. Si quelques auteurs du siècle des Lumières s'empressent de glorifier l'art du peintre de Valenciennes, les pèlerins pour Cythère qui peuplent la littérature française du XVIIIe siècle appartiennent pourtant à une tout autre tradition. Poésies néo-précieuses, romans libertins et voyages allégoriques sont autant de formes littéraires sollicitées par les nombreux écrivains du XVIIIe siècle qui se sont embarqués pour l'île de Vénus.
Étrangers tant aux rêveries de Verlaine qu'aux cauchemars de Baudelaire et de Nerval, les textes de cette anthologie plongent au coeur d'une mémoire lettrée qui remonte aux contrées allégoriques chères à Madeleine de Scudéry, au Songe de Poliphile de Francesco Colonna, jusqu'aux pèlerins amoureux du Moyen Âge.
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