Extrait :
Toulouse, une journée du mois d'août, ou peut-être est-ce encore juillet, ou alors début septembre 1939.
Une femme marche dans la rue, les lèvres serrées, le pas pressé et à la fois retenu de quelqu'un qui a des ennuis ou une longue liste de choses à faire. Elle s'appelle Carmen, semble extrêmement jeune. Il est fort probable que ce jour-là, dont on ignore la date précise, elle n'ait pas encore vingt-trois ans. Cependant elle a déjà beaucoup vécu.
«Bonjour, monsieur.
- Bonjour, madame.»
Le boulanger, peut-être le boucher, ou le marchand de fruits, appuyé contre l'encadrement de la porte que vient de franchir Carmen, salue d'un air satisfait une de ses clientes qu'il n'a pas vue depuis plusieurs jours ; probablement était-elle en vacances. En 1939, les Français partaient encore l'été, ils continuaient à vivre dans un monde où l'on trouvait du travail et prenait des congés, où l'on pouvait voir des plages, des cabines et des parasols plantés dans le sable, des vagues paisibles en Méditerranée et de majestueuses marées dans l'Atlantique.
Carmen devait penser à tout cela et probablement à un archipel d'innombrables terrasses avec des draps étendus ou des treilles croulant sous le poids des grappes vertes, elle devait penser au soleil étincelant sur les murs chaulés dans le silence paresseux de la sieste, à une mouche soûle d'avoir voleté pendant des heures au-dessus du rond mystérieux de la même cruche, et à des enfants à moitié nus au sourire de figue, ou de pastèque, le jus sucré des fruits dégoulinant en joyeux ruisseaux de plaisir le long de leur menton. Ces souvenirs faisaient déjà partie d'un temps révolu, d'étés tout proches, mais qui semblaient à présent si lointains, dans ce pays qui existe et n'existe pas, qui a disparu et aura toujours les fenêtres closes, les persiennes tirées en guise de bouclier protégeant de la chaleur, et dont les terrasses des villes seront pleines de noctambules en train de chanter et d'ivrognes heureux de voir un nouveau jour se lever alors qu'ils traînent encore dans la rue. Et sur la côte, on pourra voir ces mêmes villages aux vertigineuses montées, semblables à des toboggans d'un blanc poussiéreux et sans trottoirs, laissant voir au loin des lambeaux de mer aussi propre, aussi belle et aussi bleue que ne pourra jamais l'être aucune autre mer. Mais il vaut mieux tout oublier, éviter de se rappeler. Tandis qu'elle entend la voix d'une cliente inconnue demandant le prix de ceci ou de cela à un commerçant, Carmen pense à l'Espagne et presse davantage le pas, ses lèvres aussi : variante exaspérée de la détermination, qui est le seul patrimoine des gens désespérés.
«Écoute, Marcel ! Où vas-tu tellement ?...» Le bruit du pédalier, des engrenages tournant à toute vitesse dans un tintamarre de grincements métalliques, l'empêche de saisir la fin de la question.
«Salut !» En revanche, elle entend la réponse, une expression neutre que l'accent maladroit et malicieux du cycliste a transformée en mot de passe impossible à déchiffrer pour elle.
Revue de presse :
Dans Inès et la joie, Almudena Grandes explore à nouveau la blessure de la guerre civile espagnole. Une histoire personnelle...
Le tour de force de la romancière est de réussir à tisser sur un canevas rigoureusement historique une fiction sentimentale irrésistible, jamais convenue. Etoffant sans relâche ses personnages, réels ou inventés, tous plus fascinants les uns que les autres, sa plume reste constamment dans une dimension très littéraire. Elle est grande, la Grandes. (Delphine Peras - L'Express, mai 2012)
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