Extrait :
NATHALIE
Ça commence par un exil. Un exode ordonné. Avec des horaires, des rames, des retards, des départs mensongers - la ligne B. Les portes claquent et mon corps se laisse emporter, inerte parmi les autres. En moi, ça ne bouge pas. Ça tremble juste un peu, les souvenirs, et de crainte qu'ils ne s'échappent, je fixe mes pieds. J'étudie la géographie du plancher plastifié. Je devine, sous des îlots de souliers noirs et de baskets sales, un continent nouveau dont je pourrais m'attribuer la découverte, le baptiser de mon prénom... Mais je n'ai pas l'âme conquérante ce matin. Je me contente d'être la grande exploratrice du revêtement de sol d'un RER. Car ce soir, je ne rentrerai pas.
Vu de l'intérieur, un colis n'est jamais suspect. Il recèle une parcelle d'intimité. Dans celui que j'étrangle entre mes jambes, il y a des gants, un tailleur, un corsage, un imper, un foulard, un revolver et des lunettes noires. Les gants sont peut-être de trop, plus personne n'en porte à notre époque. Ce n'est pas très discret, je le concède mais pour le premier rapt de mon existence - sans doute le dernier -, j'ai souhaité ressembler à Audrey Hepburn et me fondre dans la silhouette d'une héroïne à la beauté froide et au chignon lisse. J'ai désiré m'esquiver derrière un paravent de grâce, être de celles qui parviennent avec aisance à s'enfuir sur des talons aiguille. Je ne parle pas d'être embrassée passionnément dans une ruelle sombre de New York sous un orage battant - je n'en ai plus l'âge et encore moins la gueule -, mais quitte à changer d'apparence, autant la choisir agréable. Être une séduisante criminelle est plus ardu qu'il n'y paraît. Cela nécessite un régime strict, des heures de répétition, du Mercurochrome et beaucoup de sparadrap.
Je tâte le contenu de mon sac, soucieuse de n'avoir rien oublié. Je m'assure de la présence de mon flingue, un briquet de table déniché sur «Le bon coin» mais, vu de loin, ça fera bien l'affaire. J'espère ne pas avoir à m'en servir car la menace d'une arme - même bidon -, c'est cinq ans. J'actionne lentement la fermeture de mon sac. Tout est prêt. Un texto pour informer Léo :
Suis dans le RER. Nat.
Un temps, j'avais caressé l'idée d'avertir ma victime, mais l'effet de surprise a son charme. À mon tour de garder le silence. Et puis c'est divertissant de se faire enlever. Ça change les idées.
Un mot de l'auteur :
La rédaction de Paradis 05-40 s'est faite en deux temps : le journal intime de Diane, âgée de dix-sept ans, rédigé sur quelques jours de mai 1940, puis l'histoire contemporaine d'une rencontre muette entre un vieux Monsieur et son aide à domicile. J'aime les confrontations de personnages qui, a priori, n'ont rien en commun et rien à se raconter, par définition. Et puis il existe cette complicité inattendue qui s'instaure, soit par contrainte, soit par défi. Si Diane et sa famille cohabitent quelques jours durant avec quatre Parisiens mondains et cabotins, c'est en raison de la pénurie de lits dans la campagne périgourdine, lors de l'exode. Et si Maurice et Nathalie partagent le même appartement pendant quatre semaines, c'est en vue de préparer un placement en maison de retraite. Des mondes qui s'opposent, des générations qui de confrontent et pourtant des gens qui s'aiment grâce aux mots qu'ils échangent, aux chansons qu'ils fredonnent.
Pourtant, mes deux histoires sont longtemps demeurées dissociées, dans des cahiers bien séparés, incapable que j'étais de pouvoir les marier avec logique et harmonie. Et puis un matin, le mariage de mes personnages a été prononcé et tous les rouages de l'intrigue se sont emboîtés, si bien qu'il ne me restait plus qu'à observer la mécanique fonctionner et retranscrire les scènes auxquelles j'assistais. Dieu sait s'ils ont été bruyants, tous mes personnages, même en plein sommeil ( !) quand ils réclamaient de vivre et de chanter pendant que je n'aspirais qu'à un peu de repos.
Toutes mes références historiques sont strictement et rigoureusement exactes (un an et demi à courir après le plus infime détail), avec cette crainte idiote que des historiens ne critiquent la moindre de mes scènes de 40. Mais cette peur était moins grande que celle d'induire en erreur ceux qui s'abandonneront au plaisir de suivre les péripéties de Maurice, Diane, Nathalie et de tant d'autres...
Charles Dellestable
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