Extrait :
LUCKY GIRLS
J'avais souvent imaginé ma rencontre avec Mme Chawla, la mère d'Arun. La chose se serait déroulée dans un restaurant, j'aurais porté l'élégant tailleur bleu envoyé par ma mère peu de temps après mon arrivée en Inde, et Mme Chawla n'aurait pas pu s'empêcher un seul instant de l'admirer. Dans ce fantasme récurrent, Arun se trouvait, bien entendu, toujours à mes côtés.
En réalité, Mme Chawla arriva un matin sans prévenir, dans une voiture avec chauffeur. J'étais assise à la table de la cuisine en train de boire mon thé, vêtue d'un short informe - pas le temps de mettre de l'ordre dans le salon ni de prendre une douche. Je me précipitai dans ma chambre, où Arun et moi avions si souvent dormi, et j'enfilai une robe - froissée mais propre, au moins. Je posai ma tasse dans l'évier et fis chauffer de l'eau. Puis je jetai un coup d'oeil par la fenêtre : Mme Chawla, sortie de la voiture, était là, les bras croisés, à surveiller la manoeuvre du chauffeur. La voiture avança, recula, puis avança de nouveau très lentement.
Mme Chawla mit sa main en abat-jour pour passer en revue le jardin derrière la maison : mes vêtements suspendus à la corde à linge, les mainates perchés sur le poteau téléphonique, le gros tas de briques molles qui pourrissait. Je fus gagnée par un sentiment devenu familier depuis la mort d'Arun huit mois plus tôt, une sorte de peur panique qui me donnait envie de rester parfaitement immobile.
La sonnerie retentit.
«Bonjour madame Chawla, dis je. Je suis contente que vous soyez venue.» D'après son écriture, je m'attendais à trouver une femme plus impressionnante. Or elle mesurait quelques centimètres de moins que moi et possédait un bel embonpoint. Elle avait de longs cheveux teints en noir, avec une imposante strie blanche sur le devant. Enfin, elle portait un salwar-kameez bleu marine dont le pantalon s'étrécissait aux chevilles : depuis quelque temps, c'était à la mode.
«Oui, dit-elle. J'y tenais. Je ne pourrai pas rester longtemps.» Elle me lança un drôle de sourire, comme si je ne correspondais pas, moi non plus, à l'image qu'elle s'était faite de moi. «Voulez-vous du thé ?
- Vous avez du thé ?» répondit-elle, manifestement surprise, avant de regarder les stores fermés du salon. Sur la table où j'avais dîné la veille, et que j'avais demandé à Puja, la domestique, de débarrasser, il restait une serviette toute chiffonnée à côté de la salière et du poivrier. C'était le début de l'été, et les cafards commençaient déjà à transpirer des murs.
«Je vous en prie, ne vous dérangez pas, dit-elle. Puja fera ça très bien... Elle est dans la cuisine ?» Arun avait engagé Puja pour me faire la cuisine et le ménage. Le jour où il m'apprit qu'elle avait travaillé pour sa mère, j'espérai que cette dernière faisait un geste à mon égard. Or Puja était une très mauvaise femme de ménage, doublée d'une piètre cuisinière. Elle vivait dans une chambre à l'arrière de la maison, avec son mari et quatre petites filles ; le soir, je la voyais souvent accroupie dans le jardin, en train de préparer des chapatis sur un réchaud à gaz qu'éclairait une petite flamme bleue.
Présentation de l'éditeur :
Les héroïnes de ce recueil sont toutes issues de milieux aisés. Elles s'expatrient à Delhi, Bangkok, Bombay... s'y installent, épousent les coutumes locales, y cherchent les repères qui leur manquent dans leur pays, au sein de leurs propres familles.
Cinq nouvelles empreintes d'une sensation de flottement, de déplacement. Cinq héroïnes pour qui l'exil sert de révélateur sur les relations qu'elles entretiennent avec leur entourage proche. Nell Freudenberger explore l'attachement de ses personnages à leurs pays adoptifs, un attachement souvent plus profond et passionnel que leurs liens familiaux.
Chaque nouvelle de ce recueil remarquable révèle l'émergence d'un talent prodigieux.
Richard Ford
Des nouvelles étonnantes, pour la clarté de la langue, leur rythme, leur ton. Freudenberger est une conteuse qui gagne instantanément la confiance du lecteur et ne la perd pas.
Boston Globe
Nell Freudenberger est née à New York en 1975. Son recueil de nouvelles Lucky Girls a été récompensé par les prix PEN/Malamud et Whiting Writers et salué par la critique. En 2006, la jeune écrivain a publié son premier roman The Dissident.
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