Extrait :
La Princesse sortit à cinq heures.
L'opérateur du Palais diffusa la nouvelle et des arrière-cuisines aux avant-postes, ce fut une même indicible pensée : «Bon débarras.»
Dusan sortit un stylo de sa veste sombre et ajouta sur la main courante du poste de sécurité une ligne supplémentaire : 17h03 : sortie A2 + madame rachel + major othman.
Bâti dans les premières années du XXe siècle, le Palais est à mi-chemin de la synagogue Émile-Uhlmann et du square Monfreid. Engoncé entre deux façades haussmanniennes, il impose aux passants sa bedaine de béton blanc vaguement ronde et faussement grandiose, un Taj Mahal sans forme, substance ni destination, inscrit dans un réseau de résidences princières étalées entre les États-Unis, l'Europe et l'émirat d'Oukbahr. Sept plans superposés, depuis la piscine en marbre noir du sous-sol jusqu'à la suite labyrinthique du cinquième étage réservée à la Princesse ; des jardins tirés au cordeau ; trois ou quatre mille mètres carrés de salons, de suites et de corridors noyés sous une même débauche de toc, de stuc, de tentures adipeuses ; des ascenseurs empestant la friture et le safran, pourris par le parfum des gouvernantes et les fumigations d'encens.
La vie du Palais obéit à sa propre loi. En période «HPP», Hors Présence Princière, les permanents - intendants soudanais, gestionnaires, assistants et vigiles - se promènent avec nonchalance dans les couloirs désertés, délaissent l'uniforme, se reposent des intrigues.
Tout se tend lorsque la Princesse prend possession de ses appartements. Pour les centaines de grouillots et de suiveurs rappelés à la hâte commence le temps des nuits sans sommeil, des consignes ineptes, des doubles contraintes. Dusan, depuis son bureau, est censé cumuler les dons de physionomie et d'hypermnésie, reconnaître chaque visage, se souvenir des matricules et des identités.
Le chauffeur de la Princesse, qui se fait appeler Miguel, est algérien. Au Palais, aucun chauffeur princier n'est maghrébin, surtout pas les Maghrébins. Mais Amzal a l'iris délavé et une peau blême, ce qui l'avait encouragé à se présenter sous un prénom latin à Othman - l'officier supérieur de la Princesse - et à s'inventer une honnête ascendance espagnole. Chacun, s'il veut conserver sa place au Palais, doit biaiser, se dissimuler, maîtriser les masques. Amzal est un garçon svelte, mutique, avare de ses sourires, semblant n'avoir d'autre souci que la rutilance méticuleuse des jantes de la Mercedes de la Princesse. Il affiche une inépuisable collection de costumes roidement taillés, maîtrise l'art du noeud Windsor et a le bon goût de ne pas se parfumer. Ces qualités seraient vaines s'il ne possédait aussi un don hors du commun : comprendre l'anglais de la Princesse sans jamais avoir besoin de lui faire répéter ses injonctions. Il s'est ainsi rendu presque indispensable, suscitant la jalousie manoeuvrière des autres chauffeurs «européens», vexés de piétiner au service des princes mineurs (princes-bambins, princes-adolescents, etc.). Heureusement pour Amzal, aucun des jaloux n'a encore décelé son origine kabyle. Si cela venait à se savoir, l'information parviendrait à l'oreille du major Othman. (...)
Présentation de l'éditeur :
On l'appelle le Palais. C'est une prison dorée des beaux quartiers de Paris. Originaire de Serbie, Dusan vient d'y être recruté comme agent de sécurité. Au service de la Princesse, il passe son temps à attendre, simple figurant d'une farce où se mélangent le protocole et les caprices.
Lorsque le Prince débarque sans préavis des États-Unis, Dusan endosse un nouveau rôle. Le «docteur» Elias, âme damnée des lieux, lui confie la mission délicate de pourvoir aux fantasmes du Prince. C'est ainsi qu'il recrute Khadija sur les boulevards extérieurs. Il ne sait pas qu'en la ramenant au Palais il va signer sa propre perte. Et retrouver le goût de la liberté.
Né en 1972, Bruno Deniel-Laurent vit à Angers. Auteur de L'Anjou en toutes lettres (Siloë, 2011) et d'Éloge des phénomènes (Max Milo, 2014), il a coréalisé Cham, documentaire sur le génocide des musulmans du Cambodge, et réalisé On achève bien les livres, consacré au pilon.
L'Idiot du Palais est son premier roman.
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