Extrait :
Tous les jours je vais m'asseoir sur le banc qu'ils ont installé dans l'abribus où les usagers de la ligne 15 viennent attendre le bus qui les emmènera en ville.
Je ne fais pas partie de ces usagers car je n'ai nulle part où aller et donc aucune raison de prendre le bus. Pour ce qui me concerne, disons plutôt que je suis quelque peu usagé, un vieux loup solitaire qui n'a désormais d'autre distraction que de se poser là et d'espérer échanger quelques mots avec celle ou celui qui viendra prendre place près de lui, sur le banc.
C'est toujours moi qui salue, qui entame la conversation : quelques remarques sur le temps qu'il fait et comme cet abribus est commode et bien conçu pour protéger de la pluie et du vent, ce genre de propos sans conséquence, prétextes à brèves palabres entre inconnus. Je lance l'hameçon, j'amorce l'échange qui dure jusqu'à l'arrivée du bus ; alors, l'autre monte dans le véhicule et je me retrouve seul.
Je me déplace avec une canne, signe que je progresse car il m'en fallait deux lorsque j'ai quitté l'hôpital après mon opération de la hanche. Une méchante arthrose, comme bien vous pensez, qui a nécessité la pose d'une prothèse. Mais je m'en débrouille, je marche de mieux en mieux même si je boitille encore un peu.
Après le passage du bus, je retourne chez moi en clopinant; certains jours, je m'arrête à la supérette du coin de l'avenue pour y faire quelques achats. Cet endroit est en quelque sorte mon «point d'appui», la seule halte que je m'autorise sur le chemin du retour, le havre que proposent Pauline et Jacques Minier à leur clientèle. L'affaire périclitait, mais ce jeune couple l'a reprise il y a deux ans et l'a remise à flot. Leur secret, ils la mènent avec une remarquable efficacité, et surtout une humanité rare par les temps qui courent. Ce «commerce de proximité» est fort précieux aux personnes âgées qui vivent dans le quartier et n'ont, comme moi, ni véhicule ni jambes capables de les mener très loin. Le mari gère le stock et l'épouse tient la caisse. Pauline Minier est une femme très affable, qui a le coeur sur la main et une main très experte à soupeser. Elle est aux petits soins avec moi : lorsqu'elle estime que mon sac est trop lourd, elle le place d'autorité à ses pieds et me dit :
- Jacques vous le livrera tout à l'heure quand il en aura fini avec ses réassorts. Vous pourrez patienter jusque-là, monsieur Soriano ?
Présentation de l'éditeur :
Elle, quinze ans et quelques poussières de semaines. Moi, pas loin des soixante-dix-huit, je pourrais être son grand-père et même son arrière-grand-père : un drôle d'attelage que nous formons tous les deux.
Une semaine plus tard, pour la première fois, je lui ai parlé du garçon noir et du cadeau merveilleux que j'ai reçu de lui, ce chant a cappella qui ruisselait de sa gorge comme de l'or liquide. C'était une incantation primitive, une mélopée où la plainte alternait avec une sorte de ferveur jubilatoire, et ces sons me coulaient dans les veines, dans les os, et j'aurais tout donné pour que cette joie qui m'emplissait dure toujours.
Tous les jours, Andres Soriano, perclus d'arthrose, se poste sur le banc de l'abribus de la ligne numéro 15. C'est là qu'il rencontre Milush, l'adolescente au drôle de prénom. La jeune fille et le vieux monsieur entament la conversation. Elle vit seule avec sa mère; lui nourrit l'espoir quasi obsessionnel de retrouver l'ange noir qui l'a un jour émerveillé par son chant magnifique... Malgré la disparité de leurs âges, les lourds secrets de famille, les peurs et les peines, une affinité élective hors du commun va se révéler entre la gamine impertinente et le vieil homme, qui fondera peu à peu une belle complicité et illuminera leurs existences.
Née à Casablanca en 1945, Anne Bragance a écrit des essais, des nouvelles et une vingtaine de romans dont L'heure magique de la fiancée du pickpocket et Une enfance marocaine.
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