Extrait :
Sur le mal radical dans la nature humaine
Über das radicale Böse in der menschlichen Natur
Note sur le texte
Le texte qui se trouve ici reproduit et traduit a été établi par Georg Wobbermin pour le tome VI de l'édition de l'Académie de Berlin (cf. bibliographie, p. 167). Il n'a toutefois pas été tenu compte des notes que Kant a ajoutées à l'opuscule dans la seconde édition de La Religion dans les limites de la simple raison (1794).
Nous avons remplacé les caractères dilatés (Speerdruck) de l'édition allemande, qui expriment l'insistance, par de l'italique. Les numéros indiqués entre crochets dans le texte allemand correspondent aux pages de l'édition de l'Académie ; la numérotation des paragraphes a été effectuée d'après les alinéas de l'édition allemande.
§ 1 Que le monde aille mal, voilà une plainte qui est aussi vieille que l'histoire et qui l'est même autant que la poésie plus vieille encore ; une plainte, pour tout dire, de même ancienneté que le poème le plus vieux de tous : la religion des prêtres. Tous les poèmes font pourtant commencer le monde avec le bien : avec l'âge d'or, avec la vie au paradis ou une vie encore plus heureuse, en compagnie d'êtres célestes. Mais ils font bientôt disparaître ce bonheur comme un rêve, pour laisser désormais la chute dans le mal (le mal moral, avec lequel le mal physique alla toujours de pair) se précipiter vers un pire à une cadence accélérée*, de telle sorte que nous vivons maintenant (mais ce maintenant est aussi vieux que l'histoire) à l'époque ultime, que le jugement dernier et la fin du monde sont imminents et que, dans certaines contrées de l'Hindoustan, Rudra le juge du monde et le destructeur (appelé aussi Shiva) est déjà honoré comme étant le dieu qui détient la puissance, maintenant que Vishnu, fatigué de sa fonction de protecteur du monde dans laquelle il avait succédé à Brahma le créateur, a déjà abandonné celle-ci depuis des siècles.
§ 2 Plus récente, mais bien moins répandue, est l'opinion opposée, opinion héroïque qui n'a pu trouver crédit que parmi des philosophes, et, à notre époque, principalement parmi des pédagogues, selon laquelle le monde, de façon continue (quoique à peine perceptible), progresse exactement en sens inverse, à savoir du mauvais vers un mieux, la disposition - du moins - à cela devant être recherchée dans la nature humaine. Mais s'il est question avec cette opinion de ce qui est moralement bon ou mauvais (et non des progrès de la civilisation), ils ne l'ont certainement pas tirée de l'expérience, car sur ce point l'histoire de tous les temps parle avec bien trop d'évidence contre eux : (...)
Présentation de l'éditeur :
L'article Sur le mal radical dans la nature humaine, que Kant fit paraître en 1792 dans la Berlinische Monatsschrift, constitue une sorte de préambule à sa philosophie de la religion. Boudé par les commentateurs, ce texte a mauvaise presse - pour des raisons qui tiennent à son sujet, souvent mal compris, et à la question de sa place dans le système kantien. La présente édition, assortie d'un commentaire suivi, loin de prétendre donner le dernier mot sur la question, se veut un instrument de travail : elle est propre à intéresser, outre les philosophes, aussi bien les germanistes que les chercheurs en anthropologie et en sciences religieuses.
Texte allemand/français
Emmanuel Kant
Emmanuel Kant (1724-1804) professeur à l'université de Königsberg, peut être considéré comme notre plus ancien contemporain philosophique, en raison notamment de la révolution qu'opéra la Critique de la raison pure (1781) dans notre manière de penser. Dans sa philosophie pratique, Kant fit tout autre chose que laïciser la morale chrétienne : après avoir fondé toute morale sur l'impératif catégorique, il se proposa de redéfinir la religion à partir de ce principe rationnel, non sans examiner au passage les implications anthropologiques de la loi morale.
Ancien élève de l'ENS, agrégé de philosophie, Frédéric Gain a soutenu sa thèse sur les modalités d'une approche rationnelle du devenir chez Platon et Aristote.
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