Extrait :
EN BREF
L'accumulation de mandats locaux par les parlementaires est une spécificité française, non pas du fait de la pratique elle-même mais plutôt de son intensité, à la fois quantitative puisque plus de quatre députés sur cinq s'y adonnent, et qualitative puisqu'un tiers d'entre eux détiennent des mandats exécutifs particulièrement prenants : maire de ville moyenne ou grande, président de conseil général ou régional. Il s'agit en France d'un phénomène tellement ancré dans la vie politique depuis le XIXe siècle et en telle progression depuis les débuts de la V* République qu'on en viendrait presque à conclure à son innocuité.
A l'aide de données électorales et parlementaires collectées pour la période allant de 1988 à 2011, nous montrons pourtant dans cet opuscule que le cumul des mandats a des conséquences dramatiques sur le fonctionnement du Parlement. En effet s'ils ne pouvaient pas cumuler, la participation des députés aux travaux des commissions et aux séances publiques serait plus importante d'au moins un quart pour l'ensemble de l'Assemblée nationale. L'impact est aussi qualitatif : les députés qui cumulent concentrent leurs activités au palais Bourbon sur les sujets qui touchent soit à leur circonscription particulière soit à la gestion des collectivités locales.
Comment expliquer les attraits du cumul en dépit d'effets aussi ravageurs au Parlement ? Deux hypothèses s'affrontent. D'une part, le cumul serait le reflet d'une complémentarité, naturelle ou non, entre mandat local et mandat national. Cela est reflété par l'usage fréquent du terme de «fief» pour définir les territoires politiques locaux sur lequel règnent les «cumulards», et l'on peut donc y voir une approche «féodale» du cumul. D'autre part le cumul pourrait n'être en fait que le résultat d'une compétition acharnée qui porte les hommes politiques les plus charismatiques à briguer plusieurs mandats lorsque les termes de cette compétition leur sont favorables, soit parce que les différents mandats requièrent des qualités similaires, soit parce que le personnel politique local est par ailleurs médiocre. Cette vision «libérale» du cumul est celle qui est validée par les faits : ceux qui cumulent sont bien ceux qui obtiennent les meilleurs résultats lors des différentes élections, mais gagner un mandat exécutif local de peu ne donne pas d'avantage significatif aux élections législatives par rapport aux candidats ayant échoué de peu aux élections locales. En d'autres termes, les électeurs font confiance à certains cumulards en particulier plutôt qu'au cumul en général.
Quels que soient ses attraits pour les électeurs de la circonscription, le cumul pose problème car ce sont les activités auxquels ces électeurs sont le moins sensibles qui sont «oubliées» par les députés qui cumulent au détriment de la communauté nationale prise dans son ensemble. C'est cette tragédie du bien public qu'est le Parlement qui justifie une régulation du cumul par la loi. En la matière, beaucoup a été dit et proposé depuis le début des années 1980, mais peu a été fait si l'on en juge par l'omniprésence actuelle du phénomène. Une grande partie des solutions proposées - changement du nombre de députés, passage à la proportionnelle, statut de l'élu - ont déjà été expérimentées et n'ont pourtant eu aucun impact. Par ailleurs, la politique ambitieuse qui consisterait à pénaliser financièrement les partis des cumulards est par trop manipulable dans sa mise en oeuvre pour avoir des effets sur le coeur de la pratique du cumul.
En définitive, seule l'instauration du mandat unique est à même de changer les moeurs politiques en la matière ; toutefois, les effets du cumul à l'Assemblée nationale sont aussi le révélateur d'une absence d'intérêt pour
le rôle parlementaire, qui devrait être corrigée par une plus grande transparence et une plus forte mise en valeur du travail individuel des députés.
Laurent Bach est professeur assistant à la Stockholm School of Economics depuis 2010. Ses recherches actuelles portent sur le financement des entreprises et l'économie politique.
Présentation de l'éditeur :
Le cumul d'un mandat électif national avec un mandat local est encore aujourd'hui la règle à l'Assemblée nationale : en France, depuis trente ans, on hésite manifestement, malgré de nombreuses tentatives, à légiférer de manière décisive sur ce sujet.
À partir d'une analyse empirique des résultats aux élections et du travail des députés depuis 1988, Laurent Bach remet en cause les prémisses de ce débat. Il démontre que la détention d'un mandat local ne donne aucun avantage réel lors des élections législatives. En revanche, nos institutions encouragent plus qu'ailleurs les députés à développer leur implantation locale, ce qui en fait des candidats naturels lors des élections municipales, cantonales et régionales. De là naît une forte propension au cumul des mandats, en dépit des contraintes de temps et d'organisation que cette pratique entraîne.
Cette situation a un coût : les députés qui cumulent sont nettement moins impliqués dans les débats nationaux et concentrent leurs interventions sur les sujets touchant aux collectivités locales. C'est pourquoi une régulation est nécessaire. À l'évidence, les citoyens doivent pouvoir accéder plus simplement au contenu détaillé de l'activité des parlementaires. Surtout, il faut imposer enfin le mandat unique pour nos députés.
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