Extrait :
- 1er janvier. - Réveillé doucement par la sempiternelle Symphonie du Nouveau Monde, servie, par esprit de suite ? pour le Nouvel an. C'est tout de même préférable à ce qui nous a été assené à l'occasion de Noël : une épaisse homélie tudesque et symphonique sur laquelle surnageait le nom du Christ, seul vocable pour moi déchiffrable dans cette soupe sonore. Mon antique matériel a ses caprices : à 6 h 45, le programme s'évanouit dans l'éther, comme anesthésié, alors que je prépare le premier expresso de la journée - de l'année ! Il ne pleut plus. Une orange, puis je me recouche avec l'intention de lire plus avant un ou deux livres en dégustant le café.
- Retrouvé un papier sur lequel j'ai noté, je ne sais quand, cette définition : «Chape-chute. Aubaine due à la maladresse d'autrui, à sa propre maladresse. Le fromage du corbeau de la fable s'avère une excellente chape-chute pour le flatteur. Chape-chute signifie aussi un léger bruit.» Sorti d'usage.
Nous sommes ingrats vis-à-vis de notre langue.
- J'avais besoin de marcher seul, de m'aérer, et, la pluie étant suspendue, pour la première, peut-être la seconde fois de ma vie je suis allé au Père-Lachaise. Tout le monde y est allé, en parle, il y a là évidemment des célébrités, mais aussi, paraît-il, des drôleries, des extravagances, des rituels. À croire que les cimetières sont désignés pour les ultimes folies des morts -j'ai le souvenir de celui de Gênes, d'un baroque spectaculaire, car nous cultivons assez l'illogisme pour aller voir au loin ce que nous pourrions examiner tranquillement à notre porte. Je n'ai rien admiré de monstrueux, parcourant les allées de manière assez distraite. Des noms, qui me tombaient avec leur tombe sous les yeux, m'ont fait sourire : hier en faveur, oubliés déjà. Peu de visiteurs - ce n'est sans doute pas un jour pour les morts, à supposer qu'il y en ait un. De jeunes Brésiliens cherchaient Jim Morrison : j'ignorais qu'il était enterré là. Quelle importance peut donc avoir l'endroit où l'on est déposé ? Des cendres, du vent pour souffler sur les cendres, c'est cela le mieux. Comme tout passe. Rien de plus. La certitude qu'il faut pouvoir se donner, c'est bien de ne pas demeurer là. Des cendres au vent : rien de mieux.
Une fois de retour, je me suis préparé un whisky sour et, après les avoir feuilletées avec résignation, j'ai mis sous dossier les notes de l'an passé. Pourquoi conserver et continuer d'amasser toutes ces pages, quel vain pari sur l'avenir ! La vraie vie n'est-elle pas plutôt ce qu'on n'écrit pas ? Le chef-d'oeuvre inconnu dans les blancs de la page. Là, qui sait, où se sécrètent nos oeuvres ? Encore faut-il écrire après avoir vécu. Et que ce qu'on écrit vaille la peine d'abandonner la vie pour du papier.
Présentation de l'éditeur :
Il pourrait s'agir de la folie des nations et des peuples après les orages néfastes de la fin des années soixante : mais pour l'auteur d'Impostures, " la belle déraison " est plus simplement l'amour de la jeunesse, l'amour de vivre, une sorte de religion du bonheur qui ne veut pas remettre au lendemain la chance d'être heureux. La déraison concerne l'amour et les amours cultivées avec une sérénité païenne. D'autant que le bonheur se sait précaire sur un fond de calamités rémanentes - au Chili, au Cambodge, notamment. Cluny plus que jamais parcourt le monde, motifs professionnels ou non : il poursuit sa quête de l'Extrême-Orient, découvre enfin le si lointain Japon, qui, dans son adolescence, lui avait été objet d'admiration un peu mythique, puis de détestation... Occupé de critique littéraire et de cinéma, Cluny note sans y insister (est-il inquiet ? il ne le dit pas) : " Pour devenir un grand écrivain, il faut écrire ; or je n'écris pas. " Une poignée de poèmes, pourtant, et le matériau de deux essais à venir. Et des pages lucides, ironiques, accusatrices, dont il prend conscience qu'elles composent peu à peu ce qui deviendra (peut-être) un journal littéraire...
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