Extrait :
Avant-propos :
Lorsqu'il conquiert le langage, un enfant reproduit en quelques années le parcours que les premiers «hommes parleurs» ont mis infiniment de temps à tracer. C'est dans leurs pas qu'il met les siens, ce sont les mêmes impasses dont il s'échappe, c'est la même ambition qui le porte. Chaque enfant, balbutiant ses premiers mots, célèbre le projet de l'homme d'imposer par le verbe sa pensée au monde. Créateur bien plus qu'imitateur, découvreur plutôt que suiveur, il construit sa langue et ne reproduit pas servilement celle des autres. Bien sûr, il s'appuie sur le modèle d'une langue constituée, mais ce modèle, il ne le décalque pas, il le comprend dans ses finalités et ses mécanismes. Il n'obéit pas à une programmation génétique, il répond par son intelligence créatrice à l'appel ancestral du verbe. Dans cette quête, il devra être accompagné de médiateurs à la fois bienveillants et exigeants qui éclaireront son chemin, lui désigneront les voies sans issue, l'inciteront à repousser avec courage les limites confortables de la connivence et de la proximité. Car la langue n'est pas faite pour parler à un autre moi-même, celui qui pense comme moi, qui a vécu où j'ai vécu, qui croit en le même dieu que moi. La langue n'est pas faite pour parler à ceux que j'aime ; elle est faite, j'ose le dire, pour parler à ceux que l'on n'aime pas, pour leur dire des choses qu'ils n'aimeront sans doute pas, mais qui nous permettront peut-être de nous reconnaître «hommes de parole».
Mais lorsque la parole et l'écriture ont perdu leur pouvoir de transformer pacifiquement le monde et les autres, d'autres moyens s'imposent pour imprimer sa marque : on altère, on meurtrit, on casse parce que l'on ne peut se résigner à ne laisser ici-bas aucune trace de son éphémère existence. La violence est ainsi l'inéluctable conséquence de l'incapacité de mettre en mots sa pensée en y mettant de l'ordre ; seuls les mots organisés apaisent en effet une pensée sans cela chaotique, tumultueuse, qui se heurte aux parois d'un crâne jusqu'à l'insupportable et qui finit par exploser dans un acte incontrôlé de violence. Le flux contrôlé des mots, la succession tranquille des phrases diffèrent le passage à l'acte ; ils donnent une chance à deux intelligences d'en rester aux mots plutôt que d'en venir aux mains. C'est sans doute à long terme le moyen le plus efficace et le plus honorable de rompre l'infernale succession des poussées de violence que toutes les mesures ponctuelles ont tant de mal à endiguer.
Présentation de l'éditeur :
L'apprentissage de la langue conditionne le destin scolaire et social de chacun de nos enfants. Qui sait parler, lire et écrire, sait penser par lui-même, mais aussi réfléchir avec les autres, accepter l'autre, trouver sa place en société. Or tout se joue très tôt dans cet apprentissage fondamental de la langue, qui est aussi celui de la différence. «À nos enfants, nous devons apprendre que la langue n'est pas faite pour parler seulement à ceux que l'on aime, mais qu'elle est faite surtout pour parler à ceux que l'on n'aime pas. C'est en leur transmettant avec autant de bienveillance que d'exigence les vertus pacifiques du verbe que l'on peut espérer qu'ils en viennent aux mots plutôt qu'aux mains.» A. B.
Professeur de linguistique à l'université Paris-V-Sorbonne, conseiller scientifique de l'Observatoire national de la lecture et de l'Agence nationale de lutte contre l'illettrisme, Alain Bentolila est l'auteur de plusieurs ouvrages qui font autorité, parmi lesquels Tout sur l'école. Le Verbe contre la barbarie a reçu le prix Essai France Télévisions.
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