Extrait :
Moments privilégiés
Un crissement de pneus sur l'allée de pierre concassée et un éclair de phares qui traverse la chambre tirent Kent d'un sommeil léger. Mais je ne dormais pas, se dit-il. Je me reposais seulement, les yeux fermés. J'écoutais. Comme à l'époque où Rose était encore au lycée et où, passé minuit, Kent tendait l'oreille dans son lit pour surprendre le bruit d'une voiture (la sienne, ou celle du petit ami de Rose, ou celle du père de la copine de Rose, ou encore celle de son ex-femme) ramenant Rose chez lui, dans la maison où elle passait la fin de semaine, le week-end sur deux de Kent, ou la semaine entière des vacances de printemps, voire les deux semaines du milieu de l'été. Dans la maison de Kent, dans sa ville, et à son tour d'être le parent de garde.
Ils appelaient cela leurs moments privilégiés. Kent accueillait Rose à la porte et s'assurait qu'elle n'était ni ivre, ni défoncée, ni triste ; et si elle souffrait d'une de ces trois choses, il essayait de traiter le problème rationnellement, avec calme, avec réalisme. Kent était médecin - il se voyait comme un scientifique très qualifié - et c'était aussi un homme qui connaissait le monde. Il savait à quoi les gosses étaient confrontés, dehors. Il était de tout coeur avec eux.
Même aujourd'hui, dix ans plus tard, alors qu'il est devenu plus administrateur que médecin, Kent reste de tout coeur avec eux.
Il entend le bruit sourd des lourdes Doc Martens de Rose sur la terrasse de devant, le cliquetis de la clé de la porte d'entrée, le battant qui claque avec force. Dans trois mois, Rose aura trente ans, mais elle continue à claquer la porte en rentrant, quelle que soit l'heure. Kent, pour sa part, continue à inspecter la voiture le lendemain matin, quand Rose l'a empruntée, pour voir s'il n'y a pas de rayures ou de bosses. Surtout cette voiture-ci, son Audi flambant neuve, gris métallisé, aux lignes fluides : c'est le cadeau qu'il s'est offert pour son soixantième anniversaire. Il se dit déjà qu'il ne doit pas oublier cette inspection avant d'aller au travail, pour que ce ne soit pas en fin d'après-midi, sur le parking de la clinique, qu'il découvre un creux dans une aile ou un capuchon de feu arrière cassé. Sinon, Rose affirmera avec véhémence que c'est sur le parking que ça a dû se produire, parce qu'elle n'a absolument pas le moindre souvenir d'un quelconque choc contre l'aile pendant qu'elle avait la voiture. Et il acceptera sa version. Bien obligé. Il allume sa lampe de chevet, sort du lit et va jusqu'au placard. Mais elle aura menti. Ou, pire, elle n'aura pas la moindre idée de la manière dont la chose a pu arriver, et, d'ailleurs, elle s'en fout. Il passe son peignoir par-dessus son pyjama et, pieds nus, sans bruit, il suit le couloir jusqu'à la cuisine.
«Salut, jeune fille. Tu t'es bien amusée ?» dit-il en prenant une grappe de raisin noir dans le saladier posé sur la table du petit déjeuner. Affalée contre la table, l'air méditatif, Rose boit du lait à même la brique de deux litres. Kent aime bien cette cuisine : c'est la seule pièce vraiment moderne de la maison, et elle a été conçue par un architecte. C'est un ensemble bien coordonné d'inox, de carreaux de faïence, de casiers en hauteur permettant de ranger les casseroles et de plans de travail amovibles en bois épais, genre billots de boucher. Il l'a rénovée de fond en comble lorsqu'il a commencé à s'intéresser sérieusement à la gastronomie, et il aime dire aux gens que dans le genre cuisine c'est ce qu'on fait de mieux. Le reste de la maison est plus ou moins dans le même état que lorsqu'il l'a achetée il y a quinze ans, l'année après le divorce. Depuis lors, bien qu'il ait eu le plaisir de connaître plusieurs liaisons amoureuses de longue durée avec des femmes bien, des femmes de son âge qu'il aurait pu épouser, il n'a partagé sa maison avec personne - sauf avec sa fille. Il n'a pas voulu. Une construction de style rustique des années cinquante pour banlieues huppées, le genre qui plairait à un sous-chef de la mafia, voilà comment Kent aime décrire sa maison à ceux qui ne la connaissent pas.
Quatrième de couverture :
L'une des choses les plus difficiles à dire à quelqu'un est celle-ci: j'espère que vous m'aimerez sans raison particulière. C'est pourtant ce que nous voulons tous dire les uns aux autres - à nos enfants, à nos parents, à nos compagnons, à nos amis et à des inconnus - en ne l'osant que rarement. Peut-être même surtout à des inconnus qui n'ont ni de bonnes, ni de mauvaises raisons de nous aimer. C'est pour cela que nous échangeons des histoires en priant que cet ange sur le toit les transforme au cours de la narration, qu'elles deviennent crédibles et parlent de nous tous, qui que nous soyons les uns pour les autres.
R. B. Après son grand roman, Pourfendeur de nuages, Russell Banks renoue ici avec cette attention sans égale qu'il sait porter à des relations humaines que le quotidien menace de prendre dans ses glaces.
Tendresse, décence, grâce : c'est sous ce triple signe que se placent ces nouvelles où une humanité exilée dans ses solitudes se voit parfois offrir la possibilité d'une rédemption.
Né en 1940 en Nouvelle Angleterre, Russell Banks est l'auteur d'une oeuvre -entièrement publiée en France par Actes Sud qui l'impose comme l'un des écrivains les plus accomplis de sa génération. En 1998, Russell Banks a été nommé membre de la prestigieuse American Academy of Arts and Letters. Il a depuis peu succédé à Wole Soyinka comme président du Parlement international des écrivains.
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