Extrait :
Avant-propos
J'ai voulu ici parcourir la notion d'étranger du point de vue d'autres mondes et je me suis trouvé devant une aporie. Les mondes que je connais un peu considèrent comme étrangers des êtres habitant d'autres univers. Nous traduisons faussement leurs notions par des mots que nous pensons équivalents en français : «esprits», «diables», «divinités», «génies»... Alors que le seul mot qui conviendrait est bien l'«autre», l'étranger, au sens étymologique. La connaissance de ces «autres», de leur écologie, de leurs modes d'existence, de leurs intentions, de leurs exigences, passionne littéralement les humains. Mais les explorations auxquelles se livrent ceux des mondes éloignés prennent des chemins très différents des nôtres.
Lorsqu'ils entreprennent une investigation de l'altérité, ils savent que l'esprit seul ne peut suffire. Pour appréhender un autre qui n'est pas un semblable, il faut lui céder notre corps et notre âme, du moins le temps de la rencontre. Les méthodes de l'anthropologie - et plus généralement des sciences humaines - qui ont formalisé une façon de décrire de manière objective la vie des autres, leurs pensées, leurs manières de table ou leurs manières de lit, ne pouvaient être utilisées ici, car ces méthodes présupposent que, au-delà des différences, nous partageons l'essentiel. Il est vrai qu'en français d'aujourd'hui nous appelons «étrangers» des «semblables» qui habitent ailleurs, dans d'autres lieux, dans d'autres langues - des semblables, tout de même ! J'ai cherché une méthode me permettant de décrire des êtres avec lesquels nous ne partageons rien, de véritables autres. Plus encore, j'entends démontrer que ce type de démarche assouplit notre existence et nos raideurs, nous familiarisant avec l'altérité en nous proposant l'expérience de sa radicalité. Qui a fait l'expérience de véritables autres sait ce qu'est un autre et ne le confondra plus avec un semblable. Cet essai est un hybride, il emprunte à la fiction sa capacité à nous transmettre l'expérience, et à l'anthropologie (plutôt l'ethnologie de Marcel Mauss) l'analyse fine de notions provenant d'autres univers. On pourrait appeler cette façon d'écrire philosofiction, un mot que j'ai imaginé sur le modèle de «science-fiction».
J'implore l'indulgence du lecteur qui pourrait être dérouté dans un premier temps par une telle démarche. Elle n'est pas simple fantaisie. La forme se veut ici aussi signifiante que le contenu. Pour l'aider néanmoins, j'ai tenté un glossaire qu'il pourra trouver en fin de volume.
Présentation de l'éditeur :
Un étranger,
un autre,
véritablement
autre,
«Qui veut connaître l'étranger, celui qu'il ne connaît pas, doit avoir fait l'expérience de la rencontre avec un invisible non-humain, faute de quoi il errera dans un monde regorgeant de semblables.» Accueillir l'étranger ne relève pas de l'amour du prochain, de la bonté ou d'une humanité bien pensante, c'est une expérience radicale et existentielle de l'altérité.
L'étranger n'est pas ici un humain venu d'ailleurs, mais un autre radicalement autre, c'est la rencontre de celui qui n'est pas nous, «l'invisible non-humain». Dans l'étranger, il y a en fait la chance inouïe de la rencontre de l'étrange, l'accès au magique, aux choses cachées qui nous transforment. Et l'hospitalité. Accueillir l'étranger est cette expérience fondamentale nous permettant d'accéder à une juste dimension de l'existence. Tobie Nathan a fait oeuvre d'un texte hybride, analyse et philoso-fiction : dans les pas d'Abraham, de Tirésias et des Bacchantes, de la rencontre des djinns, Samy contaminé par Yams fait l'expérience de cette mutation, sous les yeux du bienveillant docteur Sarah Petitbois.
Tobie Nathan est professeur émérite de psychologie à l'université Paris 8. Il est connu pour ses travaux en ethnopsychiatrie qui font référence. Il a reçu le prix Femina Essai pour Ethno-Roman en 2012.
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