Extrait :
Le cri des pierres
Enfant, je n'entendais pas le cri des pierres. J'avais 18 ans, à la fin des années 1960, quand j'ai entendu leur voix la première fois. J'étais à Donegal. Je faisais le tour de l'Irlande, et je me suis arrêté dans cette province du nord-ouest de l'île. Je ne me souviens pas bien, quarante ans plus tard, à quoi ressemblait la route, ni comment j'étais arrivé là. Elle était je crois, un peu étroite, l'asphalte était d'un gris assez clair qui tranchait sur le vert des collines. À mesure que nous approchions de la mer (je voyageais avec un ami), l'herbe était plus rase, comme si, pour éviter de donner prise au vent, elle s'interdisait de pousser. Elle n'avait pas pour autant l'aspect d'un gazon fraîchement tondu, ou d'une riche prairie qu'on aurait parfaitement fauchée.
La coupe donne au vert une profondeur bleutée, et on y devine la promesse du regain. Rien de tel sur ces mamelons arrondis, rabotés par un climat rude, et qui s'étendaient aussi loin que portait la vue; seuls des moutons patients, mangeant du bout des dents, prenant à chaque fois à peine de quoi faire le dixième d'une bouchée, y trouveraient de quoi se nourrir, c'était évident. Pas une maison, pas un passant, nous étions seuls dans un désert froid, mais j'avais envie d'aimer cette terre pauvre.
Je suis allé, quinze ans plus tard, dans un autre désert, au sud de Marrakech, au sud de Ouarzazate même. J'ai traversé d'immenses étendues plates, constellées de pierres noires, que barrait à l'horizon un mur rose, qui était une falaise de sable, et qui prenait au couchant toutes les couleurs, jusqu'aux mauves, que le soleil nous adresse. C'était très beau, mais ce n'était pas pour moi. Plus loin, j'ai marché dans les dunes. Je n'ai pas eu l'idée de m'installer dans ces espaces vides. J'aurais pu m'y enfoncer, jusqu'au centre qui n'est nulle part, et me perdre dans la quête du néant. J'aurais pu avoir envie d'y mourir, pas d'y vivre. Heureusement j'étais avec ma fille, encore petite, et le souci d'elle m'a empêché de pousser plus avant. J'ai fait demi-tour. En Irlande, je ne courais pas le risque de me laisser fasciner, et j'ai songé que je pourrais m'y installer, trouver une petite maison perdue au milieu de ces prairies assez peu hospitalières. Je les aurais parcourues à grands pas lents, réguliers, et j'aurais tenté de m'en montrer digne.
Présentation de l'éditeur :
«Ami lecteur, tu trouveras ici ce qui ne peut être dit, non que ce soit particulièrement croustillant ou salace, mais parce que le mouvement de va-et-vient que j'ai donné à ces essais et à ces récits, entre moi et les autres, entre le singulier et le commun, est trop fragile pour la parole. Ce sont des réflexions qui ne valent que par les portraits où elles s'insèrent, et réciproquement. Depuis 7 000 ans qu'il y a des hommes, et qui pensent, tout a été dit. Après Auschwitz et Srebrenica, ce qui ne l'avait pas encore été, l'a été. Je ne prétends rien ajouter d'essentiel, sinon témoigner de la nécessité où je suis d'être un parmi les hommes.»
Pascal Bouchard s'inscrit ici dans la tradition des essais, qui, depuis Montaigne, lient la singularité des expériences et l'universalité des émotions. Des sensations, des idées à peine formulées, qui effleurent la conscience, trouvent ici une forme avant d'aller chercher un écho chez le lecteur inconnu. Nous sommes loin du philosophe qui construit une vérité, et davantage dans la résonance que le raisonnement. Ni roman, ni essai, ni traité philosophique, cet OLNI (objet littéraire non identifié) souhaite contribuer à la réinvention d'un humanisme, donc d'un optimisme.
Agrégé et docteur ès lettres, est journaliste, Pascal Bouchard est journaliste, spécialiste des questions d'éducation. Il a enseigné en collège et en lycée avant de créer «Répétez dit le maître» sur France-Culture (1984), de diriger la rédaction de l'Agence éducation formation (1997), et de lancer ToutEduc (2009), un site d'information qui couvre la totalité du champ de l'éducation.
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