Extrait :
Extrait de l'introduction
D'aucuns ne manqueront pas de lire dans ce titre une projection de ma démarche. Cela est vrai dans tous les sens du terme. Qu'importe : il n'est pas plus inconvenant de boiter au physique qu'au moral. Il me souvient d'un vieil ami qui était affligé d'une disgrâce qui lui gâtait le visage, mais que l'on oubliait dès qu'il prenait la parole. Cet ami était enseignant, et il commençait toujours son premier cours de l'année en posant ses lunettes et en disant : «Voilà, vous avez dix minutes pour vous foutre de ma gueule.» Et il attendait dix minutes au chronomètre, sans dire un mot. Inutile d'ajouter qu'il n'y eut jamais le moindre chahut dans sa classe.
Was man nicht erfliegen kann, muss man erhinken.
Die Schrift sagt : Es ist keine Siinde zu hinken.
C'est par cette citation de Rückert que Freud termine son Jenseits, son Au-delà du principe déplaisir. Mais qui se souvient, quel psychanalyste se souvient de Rückert ? Et, à plus forte raison, qui a lu l'oeuvre à laquelle sont empruntés ces vers ?
Friedrich Ruckert est né le 16 mai 1788. C'est dire qu'on a fêté son deux centième anniversaire en cette année 1988 où fut rédigé ce manuscrit. Il devait mourir le 31 janvier 1866.
Il eut son heure de gloire. Mais, à comparer les différentes éditions des encyclopédies allemandes, cette gloire va rapidement s'estompant. C'est ainsi que le Maiers Conversations Lexicon lui accorde trois colonnes dans ses premières éditions et une seule dans ses dernières, quelque vingt ans plus tard. Pourtant, le personnage mérite qu'on s'y intéresse. Il fut un poète extrêmement fécond et ses oeuvres sont d'excellente qualité. On peut présumer que la plupart des mélomanes qui admirent les Kindertoten Lieder de Mahler ne savent cependant pas que ces chants sont de Rückert et qu'ils furent écrits à la suite de la mort de deux de ses enfants.
L'aspect toutefois le plus étonnant de Rückert fut son don pour les langues. En quelques semaines, il apprenait n'importe quelle langue. Et plus encore, il s'assimilait ces langues, les faisait siennes. Il connaissait ainsi une foule de langues sémitiques et orientales. Aussi traduisit-il un grand nombre d'oeuvres capitales de la littérature arabe ou indienne : il les adapta, les restitua en allemand, au point d'introduire dans ses phrases la prosodie et le rythme des originaux. En le lisant, on est immédiatement transporté dans les pays d'origine de ces textes.
Qu'on n'aille pas croire pourtant que toutes ses qualités valurent la fortune à Rückert. Durant toute sa vie il tira le diable par la queue. Et peut-être n'était-il pas toujours facile à vivre...
Présentation de l'éditeur :
Boiter n'est pas pécher est un clin d'oeil à Freud qui termine son Au-delà du principe de plaisir par ces vers du poète Rückert et, nous dit l'auteur avec humour, une allusion à sa démarche claudicante...
Paru en 1989 chez Denoël, cet ouvrage est considéré comme un «classique» de l'enseignement de la psychanalyse. L'auteur y propose une mise en perspective clinique qui l'amène à réinterroger les liens actuels de la psychiatrie et de la psychanalyse, le devenir de l'hystérie, les aléas du transfert, le sort de nos amours et l'avenir de nos théories dans leur confrontation avec la pratique quotidienne.
À chaque fois, selon son style inimitable, Lucien Israël privilégie la parole qui nous éveille à nous-même et témoigne de sa grande clairvoyance car ses propos sont aujourd'hui comme hier d'une pertinente actualité.
Lucien Israël (1925-1996) était professeur de psychiatrie, chef de service au centre hospitalier universitaire de Strasbourg et psychanalyste. Membre de l'École freudienne de Paris jusqu'à sa dissolution, il a déterminé avec Moustafa Safouan l'orientation presque exclusivement lacanienne de la psychanalyse à Strasbourg.
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