Extrait :
Le jeu des chiffres chinois
Fiction viennoise en hommage à Octave Mannoni
A une réunion extraordinaire du mercredi soir, fin décembre 1910, pour fêter la fin d'une année riche qui avait vu naître l'iPA et son manuscrit sur Schreber, Freud invite ses principaux élèves à venir rejoindre le groupe viennois.
Jung, Ferenczi, Abraham, Eitingon, Binswanger, Pfister avaient répondu à l'appel. Rank, Adler, Stekel, et Sadger étaient aussi là. Tausk, malade, s'était excusé, de même que Wittels qui était en voyage.
Une discussion animée absorbait tout le monde. Il y était question de contenus manifestes et latents, des processus primaires et secondaires, de défense et de résistance.
Pour trancher une violente controverse apparue entre Jones et Jung sur la question de la différence entre la résistance à l'analyse et la résistance à la théorie analytique, on demanda à Freud un avis définitif. Celui-ci leur proposa alors un jeu de société qu'il avait appris auprès d'un ami un peu fou dont il ne voulut pas dire le nom.
Il s'agissait du jeu des chiffres chinois, lequel n'avait rien à voir avec les nombres chinois eux-mêmes mais tirait son nom du fait qu'il était en apparence fort compliqué.
Freud demanda à ses élèves de s'asseoir par terre et de se disposer en arc de cercle. Il fit de même, s'installa à deux mètres en face d'eux et sortit de sa poche cinq allumettes. Selon la disposition qu'il allait donner aux allumettes, ils devaient deviner quel chiffre de un à cinq cela pouvait représenter.
Dans l'euphorie du moment, les amis se disputèrent les places comme s'ils pressentaient que la solution pouvait en dépendre. Aux deux extrémités se mirent Jung et Ferenczi, au centre Jones et un peu en retrait Abraham. Alors que les autres s'installaient, Freud remarqua l'absence de Tausk et se surprit à penser que s'il avait été là, il aurait deviné avant même que le jeu n'ait commencé.
Il demanda à celui qui découvrirait la solution en premier de se taire pour laisser aux autres le temps de comprendre. Puis il disposa les cinq allumettes dans le même sens, à distance égale, parallèlement, le bout soufré tourné vers les élèves. À l'unanimité et après un bref moment d'hésitation, tous proposèrent le chiffre cinq. Freud acquiesça.
Il disposa ensuite quatre des allumettes dans le sens inverse, le bout soufré tourné vers lui et laissa la cinquième dans la position où elle était. Beaucoup optèrent pour le chiffre un et les autres pour le chiffre trois. «Trois», annonça Freud à la grande joie de ceux qui avaient trouvé.
Au troisième essai, Freud agença les allumettes en cercle, le bout soufré dans le sens des aiguilles d'une montre. Après un long moment d'hésitation, les réponses convergèrent vers le chiffre cinq. Freud acquiesça à nouveau. Le jeu semblait facile à ceux qui avaient deviné, et Adler et Stekel se demandèrent si Freud ne se faisait pas un peu vieux en les supposant aussi lents à comprendre.
Lorsqu'il retourna l'une des allumettes dans le sens inverse des aiguilles d'une montre en laissant les autres en place, tout le monde s'écria en même temps : quatre. Après un léger moment de silence, Freud leur annonça le chiffre deux.
Les fronts se plissèrent aussitôt et une discussion animée s'ensuivit. Jones revendiqua la nécessité d'une concentration préalable avant que l'un ou l'autre ne se prononçât publiquement. Freud lui répondit qu'il n'était pas interdit de réfléchir en groupe mais qu'il était hors de question d'empêcher quiconque de parler spontanément, qu'il ait trouvé la solution ou pas. Il était seulement requis que celui qui trouve ne dévoile pas le chemin aux autres afin de permettre à chacun de découvrir l'énigme par lui-même.
Présentation de l'éditeur :
«J'ai réussi là où le paranoïaque échoue»
Théorie et transfer(s)
«Partant d'une lettre de 1910 adressée par Sigmund Freud à Sándor Ferenczi à propos de son rapport transférentiel à Wilhelm Fliess, Chawki Azouri met celle-ci en relation avec l'élaboration à la même date du cas de Daniel Paul Schreber. Il se demande pourquoi Freud a privilégié la question de l'homosexualité dans la genèse de la folie du juriste plutôt que d'en trouver la cause principale, comme le fera Jacques Lacan, dans les effrayantes théories éducatives du père de celui-ci. Et il en déduit que cette affaire était au coeur d'une relation conflictuelle entre Jung, Jones et Ferenczi à propos de la fin de l'analyse.
Selon Azouri, le privilège accordé par Freud à la question de l'homosexualité, visait en fait, de la part de Jones, à marginaliser ou à «paranoïser» Ferenczi, alors même que Jung s'éloignait du mouvement. Manière de solidifier l'Internationale Psychoanalytische Vereinigung pour en faire une institution de plus en plus normative.
À travers cette réflexion, toujours actuelle, il s'agit bien de comprendre comment fonctionne une institution psychanalytique dès lors qu'elle refuse le principe de son propre éclatement. Thème majeur de la réflexion et de l'itinéraire d'Azouri qui le conduit à ré-interroger la double notion de révolution permanente et d'institution éclatée.» Elisabeth Roudinesco
Chawki Azouri est psychiatre, psychanalyste. Il a suivi sa formation médicale à Montpellier, psychiatrique et psychanalytique à Paris. Il exerce actuellement à Beyrouth, comme psychanalyste et chef du service de psychiatrie et de psychothérapie institutionnelle qu'il a fondé en 2006 à l'Hôpital Mont-Liban.
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