Extrait :
Sidoine Garrassin n'avait pas eu de chance avec ses femmes. Son père, Hippolyte, maître meunier qui voyait loin, lui avait choisi la première, comme il était de tradition dans la famille, de fils unique en fils unique. La seule fille dont on gardait le souvenir avait gravement failli : elle s'était enfuie en 1811 avec un Marseillais sans le sou, un traîne-sabre, ce qui avait réjoui les gens de Sollières, agacés par la prospérité du moulin. Depuis, les Garrassin, humiliés, n'avaient plus fait que des garçons et s'étaient enlisés dans l'avarice et la misogynie.
Marguerite, la promise de Sidoine, était la fille des tanneries de Gardanne. Le choix eût pu paraître étrange, dans une famille où on épousait plutôt des terres à blé ou des boulangeries, afin d'assurer, en amont comme en aval, la pérennité du moulin. En fait, c'était une histoire d'eau. En 1870, après les inondations, Hippolyte avait aidé à réparer la grande roue à aubes qui actionnait les pompes et les malaxeurs de l'usine. Il s'était dit que, si la fortune des Gensollen était proportionnelle à la taille de leur roue, la toupine ! contenant leur magot devait être deux fois plus grosse que la sienne. Et c'est gonflé de convoitise qu'il avait demandé pour son fils la main de cette enfant de riches. La fiancée, dernière de la nichée, venait après deux garçons et trois filles. Ses chances d'être un jour propriétaire de la tannerie étaient plutôt minces, mais on ne savait jamais. Des familles entières s'étaient vues décimées à propos par les fièvres ou par des assassins...
Docilement, Sidoine avait fait taire les pâles sentiments qu'il éprouvait pour Geneviève Latil, la nièce du bedeau. Il avait apposé son timide paraphe au bas du contrat de mariage imposé par le père de la mariée, car le tanneur avait, d'un coup d'oeil perspicace, mesuré la roue des Garrassin, converti illico la circonférence en francs-or, et divisé froidement par deux ce que le meunier, avant lui, avait multiplié.
Marguerite était une grande fille molle, l'air ennuyé de tout. De son bref passage chez les ursulines d'Aix, elle avait conservé des manières, et ne s'était jamais faite aux moeurs rustiques des Garrassin. Pour l'honorer une fois par mois, c'était toute une affaire. Sidoine devait mener des négociations, apporter des fleurs, débiter des compliments niaiseux qui lui faisaient monter au front le rouge de la honte. Ensuite, pendant tout le temps que durait la campagne, elle toussait, soupirait, allait même jusqu'à lui demander d'une voix mourante si c'était encore long. Ces tristes étreintes, perpétrées sans élan sur une serviette nid-d'abeilles afin d'épargner la literie, demeurèrent stériles. Pis encore, il fallut prendre une commise pour tenir la bascule de détail, car la poussière de farine donnait des suffocations à Madame. Elle déserta alors totalement le lit conjugal et s'installa dans la chambre du bas où elle passait son temps à lire des petits romans et à monter des bouquets compliqués avec les roses du pont et les mauvaises herbes qui poussaient autour du moulin.
Présentation de l'éditeur :
«Trois veuvages, c'était un peu trop. Dans le village, on commençait à murmurer... Sidoine Garrassin, le meunier, se dit qu'il ferait mieux de clouer le bec aux mauvaises langues en se remariant. Il se mit donc en quête d'une quatrième épouse. On se doute que les gens de Sollières ne montrèrent guère d'empressement à donner une fille, même borgne et manchote, à ce Barbe-Bleue de village. Il fut d'abord éconduit poliment. Comme il insistait, Ardisson, un grand fainéant qui se faisait nourrir par ses trois filles à force de lessives, lui suggéra d'aller chercher ailleurs une femme qu'il finirait, tôt ou tard, par garrassiner. Le mot fit florès. Il poursuivit Sidoine jusqu'au fond du moulin...»
A. A.
En 1880, près d'Aix-en-Provence, les commérages vont bon train. De quel mal étrange succombent les épouses successives du meunier ? Héloïse, sa jeune servante qui le tient pour responsable de la disparition de son propre père, a-t-elle un lien avec ces morts suspectes ? Qui est le père de l'enfant qu'elle porte ?
Confidences, bavardages, révélations, supputations, calomnies... La rumeur s'amplifie. Dévots et libres-penseurs s'affrontent. Tout le monde ment. Par intérêt ? Par lâcheté ? Au loin, on commence à construire la tour Eiffel et la statue de la Liberté. Annonçant la fin inéluctable des moulins, le fracas du monde moderne parvient, assourdi, jusqu'au pied de la Sainte-Victoire...
Après des études de lettres à la faculté d'Aix-en-Provence où elle est l'élève de Georges Duby et de Raymond Jean, Ariette Aguillon se consacre à l'enseignement. Elle partage aujourd'hui son temps entre l'écriture et l'exploitation d'un domaine oléicole. Elle est l'auteur de plusieurs romans, dont Rue Paradis, Vincent ou la vertu déshabillée (Belfond, 1986 et 1990) et Lu Dérive (éd. Blanc, Toulon, 1998). Elle réside à Néoules (Var), dans la Provence verte, entre le Marseille tonitruant de Pagnol et les montagnes farouches chères à Giono.
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