Extrait :
«L'HÉRÉTIQUE AU VILLAGE»
À PROPOS DES MINORITÉS RELIGIEUSES DANS LE MONDE RURAL
Philippe Chareyre
Le titre «L'hérétique au village», que l'on pourrait d'ailleurs mettre au pluriel, n'est pas sans évoquer celui, tout aussi accrocheur, de «La sorcière au village» de Robert Muchembled. La question n'est pas ici d'analyser les dogmes, les croyances, les relations entre les Églises, leurs fidèles et les pouvoirs, sujets auxquels s'attachent plus particulièrement, depuis plusieurs décennies, les Cahiers de Fanjeaux. Le propos de cette XXXIe rencontre annuelle de Flaran vise plutôt, dans la tradition ruraliste de ces colloques internationaux, à étudier la place des minorités religieuses dans les campagnes européennes, leurs modalités d'implantation et de perpétuation. Cette irruption du religieux dans le domaine social et économique vient bouleverser le schéma marxien hérité des années 1960 qui établissait des frontières strictes entre ces trois champs. À ce titre, la XXXe rencontre, organisée en 2008 sur le thème de la dîme dans l'Europe médiévale et moderne, s'est avérée particulièrement novatrice. Tout en étant centré géographiquement sur l'espace méridional français, le sujet de cette année prend en compte, à titre comparatif, les situations que l'on peut retrouver en Angleterre, dans le monde germanique, en Espagne et en Italie. Il s'appuie sur un ensemble chrétien large, en excluant la judaïté qui introduit d'autres données de culture ou d'ethnicité, ajoutant des facteurs supplémentaires de démarcation identitaire ou de marginalisation auxquels un seul colloque n'aurait pas suffi.
De façon plus originale dans ce domaine, le thème est abordé dans la longue durée, du XIIe au XIXe siècle, et met en perspective les approches des historiens médiévistes et modernistes, spécialistes des hérésies comme des confessions. Plus qu'aux individus, il est consacré aux groupes minoritaires que l'on retrouve partout en Europe, principalement ancrés dans le monde rural, où alternent majorités et minorités selon les lieux. Les propos de cette contribution s'appuieront sur la situation française à l'Époque moderne, pour laquelle existe une tradition historiographique marquée par d'importantes publications actuellement en cours de renouvellement.
La bibliographie sur la question a considérablement évolué. La polémique confessionnelle du XIXe siècle paraît s'achever tardivement avec l'ouvrage de Jean Lestrade qui, paru en 1939 sous un titre prometteur (Le protestantisme dans les paroisses rurales du diocèse de Toulouse) se livrait à un véritable inventaire des «dévastations» des guerres de religion et concluait péremptoirement : «Le protestantisme et l'histoire sont entièrement incompatibles.» Au même moment, Émile Léonard publiait Mon village [Aubais] sous Louis XV, d'après les Mémoires d'un paysan, analysant au travers du journal du secrétaire du marquis d'Aubais, Pierre Prion, les modes de coexistence au sein de son village natal. Dans sa thèse sur Les paysans du Languedoc, Emmanuel Le Roy Ladurie a souligné en 1966, sans doute un peu trop rapidement, l'opposition entre cardeurs huguenots et laboureurs papistes ; en 1975, il s'attachait, dans son Montaillou, village occitan, à l'étude d'une communauté villageoise cathare, soumise à l'enquête inquisitoriale. Au même moment, La légende des camisards de Philippe Joutard relançait les études sur la mémoire protestante des Cévennes, dans lesquelles les communautés rurales occupent une place déterminante ; travaux que sont venus prolonger en 2004, ceux de Valérie Sottocasa. Il convient également de citer l'oeuvre de Gabriel Audisio sur les vaudois, à partir des années 1980. Dernièrement (2007-2010), les travaux sur les consistoires protestants ont fait apparaître des différences sensibles entre villes et campagnes. Par ailleurs, les thèses récentes d'Yves Krumenacker et de Didier Boisson, consacrées respectivement au Poitou et au Berry, ont accordé une place particulière aux fortes minorités rurales protestantes de ces deux provinces. Il convient enfin de signaler l'intérêt spécifique porté par les Annales du Midi à la question des minorités religieuses auxquelles elles ont consacré un numéro thématique en 2008.
Présentation de l'éditeur :
Hérésies et dissidences religieuses se sont propagées jusque dans les villages les plus reculés de l'Europe médiévale et moderne, et s'y sont même parfois implantées durablement. Cet aspect de la vie rurale a pourtant longtemps été négligé par les historiens parce que les villes semblaient concernées en priorité, mais surtout parce qu'il demeure inhabituel de considérer la société villageoise sous l'angle de la diversité, de l'hétérogénéité, du conflit ou de la coexistence malaisée. À rebours des idées reçues, ce livre propose donc de redécouvrir les réseaux et les clivages qui favorisèrent dans les campagnes la diffusion et le maintien de groupes dissidents parfois majoritaires : cathares et vaudois, lollards et protestants, anabaptistes ou même morisques...
Au coeur des villages, le développement et la survie des minorités confessionnelles ont dépendu des équilibres démographiques, des réseaux économiques et sociaux, des structures politiques tout autant que des représentations de soi et de l'autre. Et dans ce contexte de profonde interconnaissance, l'engagement religieux a pris assurément un relief particulier.
Série dirigée par Sandrine LAVAUD et Roland VIADER
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