Extrait :
Mes philosophes
Pourquoi ai-je accepté la demande que m'a faite Jean Tellez de concevoir un livre sur mes philosophes ? Sans doute pour revisiter les esprits qui m'ont formé et nourri, ainsi que reconnaître ma dette multiple à leur égard. Cette dette est pour moi fondatrice car, né à la vie et à la pensée sans vérité première ni héritage intellectuel, ce sont des penseurs, non seulement réputés philosophes, mais aussi historiens, écrivains, poètes qui m'ont nourri.
Effectivement, ma famille ne m'a transmis aucune vérité, aucune culture sinon un amour de la musique, chansonnette chez mon père, bel canto chez ma mère. Mes parents immigrés en France ne venaient pas d'une nation, mais d'une cité au sein de l'empire ottoman, Salonique, peuplée en majorité de séfarades parlant le vieil espagnol et aussi le français, sans avoir reçu une citoyenneté turque. Je suis donc né sans nation en héritage. Je me suis enraciné dans la culture et la citoyenneté française, puis avec le temps, j'ai découvert et nourri mes multiples racines méditerranéennes, ibérique, italienne, balkanique.
Je n'ai pas reçu de vérité religieuse de ma famille très laïcisée. La seule religion pour mon père, qui avait cinq frères et soeurs, était celle de la solidarité familiale, laquelle a disparu avec ma génération de fils uniques. De fait, je n'ai pas disposé de système «immunologique» mental me permettant de rejeter des idées non conformes à l'héritage culturel, puisque celui-ci n'existait pas.
Cela m'a poussé à chercher moi-même mes vérités dans les sources les plus diverses. J'ai été animé et réanimé sans cesse par la question de Kant : «que puis-je savoir ?», à laquelle j'ai d'ailleurs toujours associé le «que sais-je ?» de Montaigne. Ces interrogations ne m'ont pas quitté.
Mon besoin de connaissance s'est intensifié dans les conditions d'un deuil horrible à l'âge de dix ans puis d'une solitude au sein de ma famille. Cela m'a plongé dans un état contradictoire, fait de désespoir irrémédiable et d'espoir irrépressible, d'où sont nés mes quatre «démons» antagonistes/complémentaires : le doute rongeur et la recherche d'une foi, la rationalité et le mysticisme. Appelés à la vie par l'événement fondamental que fut la mort de ma mère, ils surgissent à la moindre occasion, tels des djinns des Mille et une nuits, et ils sortent aussi l'un de l'autre. Chacun est porteur de sa vérité, pourtant contraire à celle des autres.
Cela m'a fait conserver à l'âge adulte, et jusqu'à aujourd'hui, une curiosité enfantine, antérieure à la mort de ma mère, entretenue par l'absence de vérité reçue. J'ai été ainsi poussé à élaborer une pensée apte à reconnaître et à affronter sans cesse des contradictions, là où la pensée «normale» ne voit que des alternatives, et à découvrir mes vérités chez des penseurs qui se nourrissent de contradictions : Héraclite, Pascal, Hegel et Marx. De même je serai sensible à la philosophie chinoise du Tao, la «Voie», exposée dans le Tao Te King attribué à Lao Tseu ; j'intégrerai la conception des principes en fait contradictoires autant que complémentaires du yin (le négatif, le féminin, la lune, le sombre, le froid) et du yang (le positif, le masculin, le soleil, la clarté, la chaleur) dans l'uni-dualité (notion qui s'est imposée à moi) de l'être.
Présentation de l'éditeur :
Quelles sont les figures qui ont éclairé et nourri la vie et la pensée d’Edgar Morin ? Philosophes de la complexité, de la contradiction, de l'ambivalence, comme Héraclite, Montaigne, Pascal, Hegel. Universalistes et humanistes incarnant l’esprit « judéo-gentil » (la synthèse conflictuelle et féconde de la singularité juive et de l'universalisme des Lumières), tel Spinoza. Penseurs messianiques, ainsi le jeune Marx, penseurs de la technique comme Heidegger. Penseurs ayant su exprimer magnifiquement la dialectique de la souffrance et de la joie, dont l’exemple inattendu est Ludwig van Beethoven !
Edgar Morin confère ainsi le titre de philosophe à tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, ont progressivement structuré sa pensée. La philosophie, par son caractère universel, est nécessairement pluridisciplinaire. Le sociologue complète ces leçons par ses propres réflexions sur la nature de la philosophie et sur sa place dans l’enseignement.
Penseur de réputation mondiale, Edgar Morin a construit une œuvre considérable au sein de laquelle figurent, en Pluriel, La Voie, Commune en France. La métamorphose de Plozévet et récemment Ce que fut le communisme.
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