Extrait :
I'm an ape man, je suis un homme-singe, je suis un homme-singe-singe... Arrive Zachary, arrive de la loge du gardien, où un transistor se trouve près de la bouilloire et la fenêtre est entrouverte de sorte que ce calypso de Muswell Hill réchauffe le matin froid de Friern Barnet, ne le quitte pas et enveloppe sa tête d'une haleine pop qui se condense à toute vitesse. Je suis un homme-singe, je suis un homme-singe-singe, oh je suis un homme-singe... Les pelouses et les bordures sont amollies de rosée, ses bras et ses jambes sont raides - une rigidité qu'il associe à la posture tendue de la nuit dernière, quand j'ai interrompu les débuts bredouillants d'une conjonction évasive. Pendant que Miriam nourrissait le bébé dans leur lit haussières et pipelines glénés en vapeur péteuse, laiteuse - l'énorme projectile rétracté dans le berceau de mon ventre et de mes cuisses... je suis un homme-singe, je suis un homme-singe-singe... le volant de l'Austin vertèbres en plastique tordues, cyphotiques... avait tiré sur ses épaules tandis qu'il peinait à extirper la voiture de Highgate, lui faisait traverser East Finchley -genoux inconfortablement coincés sous le tableau de bord - puis passer de l'autre côté de la North Circular, devant les immeubles qui cachaient le Mémorial Hospital avant de tourner à droite dans Woodhouse Road. Sous le capot les pistons martelaient son coccyx, le vilebrequin tournait et retournait son pelvis, alors que chaque arrêt, chaque démarrage, chaque tournant, chaque virage - jusqu'au pivot même de ses globes oculaires dans leurs orbites -, sans réduire cette tension, la vissait encore davantage dans sa charpente : mèchenperceuse, mandrindanstour, metslejus... Dans son état déjà exacerbé il avait considéré la ville comme une inversion en voyant les parallélogrammes de forêts sombres et d'herbe dormante comme des artefacts humains entourés de briques, de macadam et de béton en pleine croissance qui ondulent vers l'horizon en suivant les sillons des rues de banlieue... Alors que sa situation familiale n'est certainement pas quiescente, pas plus qu'elle n'est stable, et la journée à venir - Ach ! Un ver beige de crème antiseptique se tortille dans la fissure purulente d'une escarre... Amèrement il s'était demandé : Mon diplôme de psy est-il vraiment adapté quand il s'agit de ces premiers secours, du défilé écoeurant d'une milice citoyenne aux gestes saccadés ?... Je suis un homme-singe, je suis un homme-singe-singe... Le trajet en voiture pour se rendre au travail est déjà automatique. - Néanmoins, c'est un choc de voir que sa destination est cette folie avec une Boutique des Amis. Arrive Zachary... Des Hush Puppies brasillent le gravier de l'allée qui mène du parking des employés - où l'acier refroidit en grésillant devant des horloges florales - à la longue succession de fenêtres cintrées et de portes cintrées, de portiques surélevés et de tourelles à toit en croupe. Arrive Zachary... se glissant bruyamment vers le haut dôme central flanqué de ses campaniles où aucune cloche n'a jamais sonné, car ils ne sont que des conduits d'aération déguisés conçus pour aspirer la fétidité pourrie de l'asile... Arrive Zachary... évitant les yeux aveugles de la statue en bronze terni qui se cache derrière quelques forsythias - un jeune homme évidemment hébéphrénique... son visage à jamais immobile dans sa souffrance, les plis de ses vêtements plausiblement lourds... car dans l'ensemble il a l'air accablé par l'existence elle-même. Arrive Zachary... mâchonnant à présent près des fenêtres cintrées et des portes cintrées, et puis encore des fenêtres cintrées. Il s'introduit dans ce monumental trompe-l'oeil non pas par les imposantes portes principales - qui sont verrouillées en permanence - mais par une porte latérale discrète - juste retour des choses, car là commence la fin de l'illusion selon laquelle il va tomber sur une Foscari ou une Pisani, alors que la réalité est : une banquette basse recouverte de vinyle oeuf-séché, sur laquelle est affalé un malfaiteur, son visage - comme ceux de tant de malades mentaux - un néoplasme paradoxal, les traits vieillis qui se rétractent juste à l'instant derrière une épaule soulevée par protection. Une voix autoritaire dit : Vous serez confiné dans votre pavillon et ne recevrez aucune allocation cette semaine, VOUS COM-PRE-NEZ ? (...)
Revue de presse :
Avec le magnifique «Parapluie», Will Self interroge les répercussions de la mécanisation du monde sur les êtres. De la Première Guerre mondiale à nos jours, une épopée intérieure qui le catapulte au premier rang de la littérature britannique contemporaine...
Parapluie est un chef-d'oeuvre : un livre à l'ambition immense et à la maîtrise impressionnante, de ceux qui sont des monstres, mais des monstres magnifiques...
Ce sont ces éclats de vies individuelles, de perceptions du monde, qu'il entretisse avec poésie et émotion, sans rien perdre en lisibilité, dans un tourbillon qui nous bouleverse et nous emporte tous. (Nelly Kaprièlian - Les Inrocks, février 2015)
Dans Parapluie, le nouveau roman de l'écrivain britannique, on ne retrouve pas seulement les personnages récurrents d'une oeuvre férocement iconoclaste. On renoue surtout avec les obsessions et les leitmotivs de son auteur. Et l'on s'y plonge avec délice...
Il faut lâcher prise, glisser dans le courant de cette langue électrique et joueuse comme dans une eau...
Finaliste du Man Booker Prize pour ce livre en 2012, Will Self démontre une fois de plus son habileté à rendre palpable la terra (presque) incognita du cerveau et de la psyché humaine. Mais aussi à en dresser un plan d'ensemble, en même temps qu'il en soigne la moindre phrase. En ce sens, Parapluie est le travail d'un démiurge et d'un orfèvre. Il laissera le lecteur fasciné et KO. (Florence Noiville - Le Monde du 26 février 2015)
Comme en hommage à Joyce, l'écrivain anglo-américain Will Self brouille les pistes et les époques pour signifier, dit-il, la mort imminente de la littérature...
Le docteur Zachary Busner est affecté au pavillon des malades chroniques d'un hôpital grand comme un « monumental trompe-l'oeil » dont les portes sont en permanence verrouillées. Il se passionne pour le cas d'Audrey Death, une vieille dame plongée dans un coma éveillé. Méticuleux, il enquête sur les raisons de son internement, qui court sur plus d'un demi-siècle. Pour la sortir de son amorphisme généralisé, le psychiatre use de drogues proches du LSD. Le flot du passé de la malade, affectée par d'anciennes « sous-personnalités », se déverse soudain avec une violence telle qu'elle dépasse la description...
Des mots en italique hantent les pages en leur donnant un air penché. Finalement, on ne sait qui parle ou qui est parlé. Manifestement, Will Self s'est mis en tête d'exploser les genres littéraires : l'essai, la poésie, le récit romanesque, le compte rendu clinique, etc. On comprend que ce n'est pas pour rien qu'il s'abrite sous le parrainage de James Joyce. (Muriel Steinmetz - L'Humanité du 2 avril 2015)
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