Extrait :
De ne pas oublier qu'à force de collectionner les maladies infantiles et leurs appellations horriblement savantes - scabiose galeuse, taenia saginata, gastro-entérite, varicella zoster, parotidite ourlienne, eczéma atopique, staphylocoque doré - j'ai longtemps craint le jour fatidique où, en ayant épuisé la liste, je n'aurais plus d'autre choix qu'entre la peste et le choléra.
De ne pas oublier que, selon un article découpé dans Le Parisien vers l'été 2010 et égaré je ne sais où depuis, près de 14 % des personnes touchant moins de 1 000 euros par mois n'ont pas d'amis et, que, plus largement encore, 4 millions de Français, soit 9 % de la population totale, déclarent avoir eu moins de trois conversations personnelles au cours de l'année écoulée.
De ne pas oublier que Véronique, la jeune femme qui m'a tendrement dépucelé, avait dû faire exception à ses préférences homosexuelles, sans m'en rien confier avant, sans y rien changer après.
De ne pas oublier que certains papillons survolent les charmes cycliques d'une existence entière en un seul jour.
De ne pas oublier que, si ma mère n'a jamais voulu m'emmener au cirque, j'en ai longtemps ignoré la raison, avant d'apprendre qu'au début des années 50 elle avait assisté à la chute d'un trapéziste sur la place du marché de Saint-Maur-des-Fossés, accident fatal qui précéda de peu l'interdiction de toute démonstration publique d'acrobatie volante et autre funambulisme effectués sans filet de protection.
De ne pas oublier la jongleuse qui, pour joindre les deux bouts, faisait virevolter trois puis cinq quilles blanches au milieu d'un passage clouté de la Porte de Bagnolet, et offrait ainsi à la vingtaine d'automobilistes bloqués au même feu rouge, chacun dans son habitacle, un rare moment d'existence partagé en apesanteur.
De ne pas oublier qu'à partir de 1943, mon père ayant fait circuler sous le manteau des tracts bilingues prônant la désertion des Kamaraden de la Wehrmacht, ces appels à la fraternisation révolutionnaire lui ont valu d'être pourchassé par la Milice pronazie puis par la Résistance «antiboche», et que cette légende familiale a dû m'initier très tôt à l'inconfort du libre arbitre, entre le marteau et l'enclume.
De ne pas oublier que l'infime tache de naissance qui s'est développée pendant ma puberté au revers de mon épaule droite, rembrunissant bientôt toute l'omoplate et la couvrant d'un épais pelage noir, ne m'est apparue flagrante dans le miroir en pied de la salle de bains qu'au terme de ma croissance, à un âge où je n'avais plus aucune chance de croire aux traîtres métamorphoses d'un loup-garou dans mon dos.
De ne pas oublier que, selon le degré de sophistication de leur taille, à la meule ou au laser, les diamants peuvent avoir entre huit et cent soixante-seize facettes, contrairement à la pierre angulaire de la psyché humaine qui se contente le plus souvent d'être bipolaire.
Revue de presse :
Un autoportrait de Yves Pagès sous forme de fragments à l'humour poétique. Paru en 1978, Je me souviens de Georges Perec est une autobiographie de tout le monde, constituée de bribes de souvenirs oubliés puis ressurgis. La collecte d'Yves Pagès, bien sûr inspirée de Perec, ne concerne que sa propre vie, mais sa mémoire est elle aussi sollicitée sur le mode de l'oubli momentanément réparé...
Souviens-moi dessine l'autoportrait d'un gamin imaginatif qui allait être surveillant d'externat, thésard, libraire au black, écrivain, spécialiste de Céline. Certaines dates situent l'itinéraire : «De ne pas oublier qu'entre 1973 et 1976 mon collège parisien était encore non mixte et que, évolution des moeurs oblige, à deux trois ans près, j'ai manqué de chance.» Ses parents ne sont plus de ce monde, les dernières années et l'agonie de sa mère décochent toujours des flèches de tristesse. (Claire Devarrieux - Libération du 6 mars 2014)
Souviens-moi, montage de 270 fragments qui sont autant de " balises portées disparues, refoulées dans les profondeurs, depuis sept quinze trente ans, et les voilà soudain ici flottant à la surface ". Vite l'écrivain les harponne " avant que le serpent de mer ne retourne au néant ". Le titre rappelle aussi, bien évidemment, l'inoubliable Je me souviens, de Georges Perec (POL, 1978), mais ce dernier affecte une froideur d'historien du détail, une nostalgie sans mélancolie, alors qu'Yves Pagès mêle dans son énumération des souvenirs personnels quelquefois douloureux, des considérations politiques, des faits bruts amusants ou exemplaires...
Tout ce qui n'est pas irrémédiablement oublié acquiert un relief qui ne pouvait être perçu dans la gerbe d'écume ou de poussière de l'action...
Chaque fait consigné est de la plus haute importance et cependant toute l'aventure prête à rire. Son insignifiance est paradoxalement ce qui rend chaque vie précieuse et digne d'attention, semble nous dire Yves Pagès en gravant à la pointe fine ces souvenirs et ces observations sur le front de pierre de l'amnésie. (Eric Chevillard - Le Monde du 13 mars 2014)
Quel plaisir de reconstituer par bribes l'itinéraire de ce quinquagénaire pétri de nostalgie, ordonnant et désordonnant ses souvenirs pour les mettre dans le pot commun. Souviens-moi, livre-fragments, autoportrait mélancolique, salue forcément Georges Perec, mais, très vite, l'auteur s'en va faire un tour dans sa propre existence, en «apnée mémorielle». (Christine Ferniot - Télérama du 9 avril 2014)
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